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Observer

+ d'infos sur le texte de Bruno Meyssat
mise en scène Bruno Meyssat

: Hiroshima, 6 août 1945, 08h15

et les jours suivants et les années suivantes

Les faits


Le 6 août 1945, à 07h15, un premier avion survole une ville qui jusqu’alors a été épargnée par les bombardements intensifs que les Américains ont généralisés sur le Japon (118 villes touchées dont Tokyo en mars). Il s’agit d’un B29 de repérage. Il doit, selon l’état de la météo, donner un signal favorable ou non à l’avion qui le suit à une heure et porte une bombe atomique. Claude Eatherly, son pilote, constate le ciel dégagé, le temps superbe, il fait déjà chaud. Eatherly transmet l’accord. Il crée l’inéluctable car ensuite tous contacts radio cessent.
Un bombardier B29, piloté par le colonel Paul W. Tibetts, et que ce dernier a baptisé du nom de jeune fille de sa propre mère Enola Gay porte en lui une bombe de cinq tonnes : Little Boy (petit garçon). Elle est peinte en noir et orange. Il est accompagné de « Greta Artiste » équipé d’appareils de mesure et de « Necessary Evil » équipé de matériel photographique. À 08h15, l’équipage reçoit l’ordre de se couvrir les yeux de verres teintés noirs et le « viseur » Thomas Ferebee lâche la bombe au-dessus du point qu’il devait identifier précisément : un Y renversé formé de deux bras de l’estuaire du fleuve Ota qui traverse la ville, barré par le pont Aioi reconnaissable à très haute altitude. Ils sont à 10 000 mètres. Hiroshima compte 250 000 habitants ; la plupart sont debout, se rendant qui au travail, qui à l’école. C’est une heure de grosse affluence qui a été choisie, comme a été élue cette ville assez plate qui présente une géographie encaissée entre des montagnes permettant un maximum de dégâts mesurables. La bombe explose à 500 mètres d’altitude libérant un éblouissant éclair de lumière violette suivi d’une explosion assourdissante et d’une puissante onde de choc. Une boule de feu brûlante enveloppe la zone de l’épicentre (nommée par les Américains Ground Zero…), les températures s’élèvent jusqu’à approcher celles de la surface du soleil, et un champignon géant se forme, dont la base est noire de poussières, de matériaux divers et de tout ce que ce souffle aspire désormais vers les hauteurs. En quelques secondes la ville d’Hiroshima est détruite et la moitié de sa population est morte ou mourante. Le kinoko gumo (« nuage en forme de champignon ») est encore visible à 750 kilomètres pour l’avion qui s’éloigne. Hiroshima entre dans l’histoire en disparaissant.


Hiroshima interroge notre visibilité du monde et nos capacités de recevoir ce qu’on peut dénommer : le réel. Pour nous, il ne s’agit pas de réaliser des images qui représentent l’horreur de cet événement hors-normes mais de l’approcher comme un trou noir de l’histoire, un événement surdimensionné qui déforme le réel, repousse les limites de l’envisageable et modifie les catégories du vivant sur lesquels l’homme s’appuie pour avancer. Il ne peut être représentable.


« Il y a un instant à peine, il faisait si beau, et maintenant... » Futaba Kitayama, ménagère, 33 ans. Atomisée à 1 700 mètres de l’hypocentre.
À cet instant tout ce qui se trouve sur le passage de la lumière, les bâtiments, les arbres, les corps deviennent de véritables plaques photographiques, comme en témoignent les ombres portées que l’on a retrouvées dessinées sur des parois blanchies aux lendemains des explosions. Chaque objet réagit en changeant de couleurs et passant du blanc au noir ou du noir au blanc selon ses qualités respectives, un peu comme un papier photosensible.


Le monde renversé


Ces événements sont irreprésentables. Pourtant il existe une continuité entre ce monde renversé, « hors de ses gonds » et le nôtre. Cela a bien eu lieu sur terre et on peut aujourd’hui se rendre sur les lieux même où cela s’est passé, il y a soixante quatre ans.
Comment deux espaces, l’équipage de l’Enola Gay et le sol d’Hiroshima, qui ne furent distants que de 10 kilomètres, ont-ils pu coexister ? Leur proximité est l’Impensable. Elle révulse et parle de nous certainement. Là se forment des questions empoisonnantes. Il faudrait les poser, correctement.
Nous pouvons tenter une évocation, nous emparer de faits choisis qui concernent la question du décrochement quant au réel que provoquent certains faits ; ceux qui deviennent hors-champ aussitôt qu’ils se manifestent. Ils sont comme dotés d’une ombre. Le hors-champ qui les surplombe les rend emblématiques de notre condition, de nos étonnements, de nos lâchetés, de nos dépossessions.
La spécificité de cet événement tient aussi à l’incapacité d’être compris par ceux qui le vivent et en sont submergés, éblouis, comme rendus fous. La rapidité d’un tel choc dépasse nos capacités psychophysiologiques et prive le témoin de sa capacité à bien comprendre ce qu’il a vécu, le rendant quasiment incapable de s’adapter s’il se trouvait de nouveau confronté à une situation similaire.


« Des gamins de mon âge avaient fait l’école buissonnière le 6 août. Trouvant la canicule trop insupportable pour s’enfermer dans une classe, ils étaient allés se promener au bord de la rivière qui se déverse dans le fleuve Ota. Ils se baignaient, chahutaient dans l’eau lorsque survint leur maître. En le voyant, ils plongèrent et restèrent au fond le plus longtemps possible. Quand ils remontèrent à la surface, le paysage était transformé, le maître calciné, tout noir au bord du chemin. » Keiji Nakazawa in J’avais 6 ans à Hiroshima.


Hiroshima est une première fois, c’est un saut dans le vide de l’humanité, un décalage absolu avec toutes les autres agressions de masse classiques. On sait que les Américains vont rééditer cet acte trois jours plus tard sur la ville de Nagasaki (puisque le temps était trop couvert sur la ville de Kokura) procurant à la conscience universelle « une deuxième fois », ce qui signifie explicitement le début d’une menace planétaire qui dure encore.
C’est aussi un fait qui au regard de son importance connaît une bibliographie disponible bien plus réduite que la Shoa, l’autre versant horrifique de la Seconde Guerre mondiale. C’est un fait qui nous questionne car il est un témoin de l’idéologie qui nous contient. Günther Anders (1924-1992) nous apprend comment, dans une situation comme celle-là, l’homme se trouve dépassé et dans l‘incapacité de se la représenter. Il s’agit d’une rupture de la connaissance et de la sensibilité dont nous pouvons constater les conséquences en chacun de nous à des échelles plus modestes. Cette impossibilité d’assumer manifeste ce que ce philosophe autrichien nomme « l’obsolescence de l’homme ».


« ... la guerre a revêtu un caractère indirect inquiétant, puisque les ennemis ne se voient plus et que l’ampleur des conséquences de nos actes surpasse nettement nos capacités psychologiques. Nous pouvons faire davantage que ce que nous pouvons visualiser, produire davantage que ce que nous pouvons reproduire mentalement, et un étrange renversement se fait entre l’inhibition et l’ampleur de l’acte, parce que le mécanisme de l’inhibition est réduit au silence si les conséquences de nos actes transcendent les capacités de notre imagination, - de fait nous pouvons devenir des coupables sans culpabilité. » Günther Anders - extrait d’une lettre à Claude Eatherly, datée du 22/ 01/ 1960 in Hiroshima est partout.


Et maintenant


En décembre 2006, Bruno Meyssat est allé à Hiroshima. « J’ai parcouru la ville en tramway et à pieds. J’ai expérimenté combien on est étonné d’être là, d’arpenter une ville si normale construite au-dessus d’une autre ville absente. Le sol, en dessous est celui de 1945, les pierres sur lesquelles sont posées les rails du tramway actuel sont les mêmes. Le temps a résorbé un invisible qui atteint là des proportions gigantesques, mais il y a bien eu contact. On ressent physiquement la disparition. D’autant plus que le Musée nous emporte vers un temps aboli. Des objets et des matières inertes ont vu ce que nous ne pouvons concevoir ou nous représenter. »


Ainsi le tricycle de Shinishi Tetsutani, enfant atomisé le 6 août 1945. Son père avait tout d’abord enterré ce jouet avec lui parce que penser à lui « seul dans une tombe, à quatre ans, si loin de tout » lui était insupportable. Quarante ans plus tard, sa famille a confié le tricycle au Musée, une vitrine le protège. Aujourd’hui, rongé de rouille, avec ses courtes pédales qui pendent, sa taille impossible au regard des ruines, une nouvelle famille l’entoure : objets esseulés, tordus, sublimés, vêtements criblés. C’est une émotion si forte que l’objet semble une personne qui a vu ce qui hante encore une ville entière. Un jouet que l’on comprend comme jouet quand il est trop tard. Les larmes montent aux yeux de tous les visiteurs silencieux qui le rencontrent. La plus haute expérience du rayonnement d’un objet. Aucun accès à la fiction.


Au printemps 2009, toute l’équipe artistique du projet est allée sur place. Habitée par des témoignages lus entre temps et écoutés de la bouche de survivants, le paysage s’est encore transformé, confident intermittent, témoin de nos insuffisances perceptives. Puis ce fut Nagasaki, inapaisée et violente.


Günther Anders souligne combien le fait d’Hiroshima est un événement au bord du réel, au maximum de l’intensité et pourtant fantomatique. D’une part, parce que l’occupant américain n’a eu de cesse de faire disparaître les traces (« La reconstruction est vraiment la destruction de la destruction et du même coup le sommet de la destruction »). D’autre part, parce que l’homme se fit davantage à sa perception qu’à ses capacités de représentation (« et songe que rien de ce que tu vois n’est réel ; qu’est seul réel le fait que tu ne vois plus le réel, que tu ne peux plus voir la réalité. Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination. Car aujourd’hui, seuls les indolents font encore confiance à leurs yeux. »)

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