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: Entretien avec Carlotta et Caterina Sagna

Propos recueillis par Gilles Amalvi

Comment est apparu ce titre, Nuda Vita – vie nue en français ? Qu'est-ce qu'il cristallise de l'idée que vous vous faites de la pièce ?


Caterina Sagna : Le titre est venu tout de suite – dès la première rencontre de travail avec Roberto Fratini Serafide l'auteur qui a écrit ce texte pour nous. Je crois que ce titre condensait certaines des projections que nous avions à propos du spectacle. Et il est resté – parce qu'il est tout à fait approprié à l'ambiguïté du sujet. Habituellement « nuda vita » est un terme utilisé pour désigner une personne qui ne possède rien – pas même sa propre vie. Il est encore utilisé en philosophie – on le retrouve chez Giorgio Agamben par exemple – mais au départ, c'est un terme ancien qui désigne une personne qui ne peut décider de rien à propos de sa vie – les esclaves dans l'Empire romain par exemple. Pour nous, c'est un tout petit peu différent ; le principe de dépendance matérielle n'est pas en question : cela résonne plutôt avec l'idée de pureté, de faiblesse – et le fait de ne pas avoir la possibilité de choisir soi-même sa façon d'agir.
Carlotta Sagna : Oui, il s'agit d'une transposition. Pour nous, cette « vie nue » est en rapport avec l'éducation, la pensée, l'origine des actions...


C'est donc un spectacle qui s'appuie, à l'origine, sur un texte. Comment utilisez-vous cette matière, qu'est-ce qu'elle amène pendant la création ?


Carlotta : Roberto Fratini Serafide a écrit un texte à notre demande – un texte assez long avec quatre personnages. Mais pour nous, ce n'est pas une partition à suivre scrupuleusement ; c'est une matière à manipuler, à transformer, à mâcher, à digérer. Il nous laisse faire ce que nous voulons avec. Le travail de transformation du texte se fait avec le travail physique. Quand on travaille avec des danseurs, l'élaboration du vocabulaire physique ne peut se faire qu'avec eux – pas en amont.


Vous travaillez souvent sur une frontière fragile entre le théâtre et la danse. Comment envisagez-vous le passage entre les mots et les corps ?


Caterina : Cette relation s'organise différemment pour chaque pièce. Pour l'instant, nous ne nous sommes pas encore posées la question de savoir comment superposer, ou mettre ensemble ces deux moyens d'expressions. Nous en sommes à un stade où nous travaillons les deux séparément. Par exemple, nous pouvons travailler un extrait de texte, puis un autre, le laisser reposer, travailler un passage dansé, etc. La superposition viendra en temps voulu : en général, lorsqu'elle s'opère, cela découle d'une nécessité, non d'un effort.
Carlotta : Cette relation entre danse et texte marche dans les deux sens, sans hiérarchie. Chaque moyen d'expression peut sans cesse prendre la place de l'autre, leurs positions peuvent s'échanger. La danse peut intervenir dans un moment d'intervalle – pour faire taire les mots. Ou au contraire, elle peut apparaître pour approfondir ce que les mots ont énoncé, pour aller plus loin. Pour nous cette relation reste ouverte, indéfinie, multiple. Nous n'essayions pas de donner un rôle « abstrait » à la danse et un rôle « narratif » au texte. Le texte n'est pas seulement porteur de la dramaturgie de la pièce – nous essayions plutôt de brouiller ces codes. On peut tout à fait imaginer que la danse vienne à un moment où les mots sont trop durs, pour apaiser les tensions. Mais le contraire est possible. La danse peut être si intense que ce sont les mots qui vont apaiser, ou introduire un écho. Ils peuvent aussi se mélanger complètement : nous pouvons parler au lieu de danser, danser au lieu de parler. Pour nous, certaines « danses » ont une signification très précise, elles racontent vraiment quelque chose. Ces mouvements seront sans doute lus différemment par chaque spectateur – mais j'espère qu'ils pourront ressentir ce que nous y avons mis.
Caterina : Oui, à l'inverse, certains passages parlés pourraient ne rien dire, ne rien raconter. Amener d'autres couches – émotionnelles, expressives...


Un aut re rapprochement me vient en tête à propos de ce passage ent re texte et danse, c'est l'idée de « parlé- chanté » que l'on trouve dans l'opéra. Il est toujours dif ficile de déterminer le moment où la voix n'est plus en train de parler, et déjà en train de chanter...


Carlotta : Personnellement, je n'ai jamais compris où se situait la frontière entre « danser » et ne pas danser. Est-ce que cela ne découle pas plutôt d'une « conscience » ? Je pense que l'on peut être immobile et danser. Pendant un moment, j'ai beaucoup travaillé sur cette question – jusqu'à finalement me dire que cette frontière était assez artificielle. Pour nous, qui sommes plutôt « danseurs », je dirais que nous nous trouvons toujours dans une situation de conscience vis à vis du corps dans l'espace. Après, je laisse au spectateur le soin de décider si lorsque je fais un pas, ou si je lève la jambe, c'est de la danse ou non...


Est-ce que le rapport entre texte et danse induit des différences en terme de construction de l'espace, de déplacement ?


Caterina : Dans notre idée, il y aura plusieurs espaces – un battement entre dedans et dehors, extérieur et intérieur ; mais ces divisions ne sont pas conçues en fonction du rapport entre texte et danse.
Carlotta : il y a également une sorte de voyage dans le temps – mais ce n'est pas vraiment explicite. C'est à un niveau imaginaire.


Quelle relation existe-t-il entre les quatre personnages ? Et quel type d'évolution suit cette relation ?


Carlotta : La pièce est construite autour de quatre interprètes qui forment une sorte de clan, d'équipe, de famille. On ne sait pas trop si ils sont collègues, amants, complices, frères et soeurs – ou tout cela à la fois. Ils s'entendent à la perfection, ils ont l'habitude de se parler, de se comprendre. Mais le mécanisme sur lequel repose la pièce, c'est qu'ils sont exclus du reste du monde ; du coup, ils excluent eux-mêmes le reste du monde. Et c'est ce mécanisme d'exclusion qui petit à petit pénètre à l'intérieur du clan. Une fois que ce mécanisme d'exclusion s'est mis en route, chacun est touché, et le groupe finit par éclater – enfin, il est difficile de s'avancer jusque là, nous sommes encore au début de la création, tout cela peut encore évoluer... Comment se manifeste cette mécanique d'exclusion ?


Est-ce que ce sont – dans les mots, dans les corps – des micro-bouleversements qui creusent progressivement la distance entre les individus ?


Caterina : Oui, mais je dirais que nos personnages n'ont pas conscience de ce qui se passe ; ils ne se rendent pas compte du mécanisme qui se met en place. L'exclusion, la fracture au sein du groupe se produit, mais elle n'a pas vraiment de raison. Ces personnages ne font que refaire ce qu'ils ont toujours fait – des gestes, des réactions provenant de leur éducation, de leur enfance... Une grande partie de notre travail actuellement concerne la manière de faire percevoir ce glissement. Les quatre personnages sont complices, ils jouent ensemble, et nous voudrions que de manière soudaine, avec la même naturalité – l'un d'entre eux n'existe plus.
Carlotta : Oui, ils sont aveugles. Et ils n'ont aucune notion du bien et du mal. Ils refont ce qu'ils ont appris, toutes ces choses qui sont devenues parties d'euxmêmes – sans jugement.


Comment travaillez-vous tous les quatre ensemble ? Comment circulent les idées ?


Carlotta : Nous avons l'habitude de travailler ensemble – en particulier Caterina avec Alessandro Bernardeschi et moi avec Tijen Lawton ; du coup, ces deux interprètes sont des collaborateurs. Le travail se fait de manière assez harmonieuse – sans être un « collectif ». Dans un processus de création, il y a des moments de solitude nécessaire. Cette solitude implique de pouvoir foncer avec une idée que personne ne comprend ! Il faut que nous nous fassions suffisamment confiance pour pouvoir suivre celui qui a une idée, sans forcément la comprendre. Du coup, cette forme à quatre est un bon compromis entre nous. Caterina et moi nous entendons trop bien pour qu'il y ait encore la place pour cette solitude.
Caterina : Carlotta et moi prenons les décisions, mais l'élaboration, la construction se fait ensemble. La recherche de la matière du mouvement vient autant d'eux que de nous. Cette matière correspond à un fond de vérité de l'individu – et je ne peux pas savoir quelle est cette vérité pour l'autre. Je peux voir et juger un mouvement quand un interprète le propose – mais je ne peux pas lui dire avant : fais comme cela. Ils ont tous les deux un vrai engagement au niveau des propositions.


A quoi correspond « la vie nue » par rapport au processus d'exclusion ? Au moment où ils se retrouvent seuls ? Ou au processus entier?


Carlotta : Ces quatre personnages sont très sympathiques, on a envie d'être avec eux... En un sens, ils sont innocents – mais ils ont fait des choses terribles dans leur vie... Et du fait de leur exclusion, ils ont dans l'idée de « nettoyer le monde »... Mais le nettoyer de quoi ? Pour moi, la « Nuda vita », elle se trouve là, dans ce paradoxe entre innocence et cruauté.
Caterina : La pièce joue aussi sur une forme de « relativisme »... On leur a appris que ceci était meilleur que cela – mais meilleur par rapport à qui, par rapport à quoi ?
Carlotta : Oui. Pour telle culture – les américains par exemple, il est impensable de manger un cheval... ce serait comme manger son chien.
Caterina : Et pour nous, manger un chien, c'est impensable.
Carlotta : et les chinois, eux, mangent du chien... Dans la pièce, nous allons un peu plus loin... il ne s'agit ni de chiens ni de chevaux... (rires)


Est-ce qu'il y a une place pour un choix subjectif finalement, ou est-ce que ces personnages sont vraiment « coincés » ?


Carlotta : Pour nous, ils ne sont pas coincés, ils sont à l'aise. Vus de l'extérieur, ils peuvent paraître enfermés, mais eux sont tout à fait à l'aise dans leur environnement.


Même lorsque le processus d'exclusion a atteint son terme ?


Carlotta : Oui, parce qu'ils sont habitués à ce processus d'exclusion...


Mais ils sont également habitués à être ensemble. Le groupe constitue une forme de protection contre le monde qui les a exclus...


Caterina : C'est encore une question pour nous – nous verrons quel équilibre découle du travail. Mais pour le moment...
Carlotta : … pour le moment, ces personnages n'ont pas vraiment d'émotions.
Caterina : Ils s'amusent. Et ils peuvent aussi passer brusquement d'un état joyeux, à un état de sérieux...


Finalement, est-ce que ces quatre personnages ne sont pas les mêmes ?


Carlotta : Effectivement, en un sens, ils sont interchangeables. Ils n'ont pas de jugement propre en dehors du groupe. En fait, je dirais qu'ils sont dépendants – soit du groupe, soit d'un groupe plus large, celui de la famille, de l'éducation, de la société. C'est cela, la « vie nue », cet état de dépendance...


Est-ce que vous voudriez créer un décalage entre les spectateurs qui observent cet univers clos – et la naturalité des personnages, qui se détruisent sans s'en rendre compte ?


Carlotta : Notre pari – c'est que les règles, les habitudes, les souvenirs qui lient ces personnages soient communs à tout le monde ; que le spectateur puisse s'y reconnaître. Sauf que...
Caterina : Oui, sauf que... ces personnages ont des souvenirs... assez éloignés, je pense, de ceux que les spectateurs pourraient avoir. Cela se révèle progressivement : nous voudrions que cette histoire génère un trouble, et un questionnement du spectateur par rapport à sa propre position. Comment juge-t-il des choses qui sont différentes de lui ? En un sens, nous ne faisons que surligner, ou exagérer des mécanismes qui sont les mêmes pour tout le monde, mais à tel point qu'ils en deviennent irréels.
Carlotta : Oui, tout le monde est exclu de quelque chose, et tout le monde exclut quelque chose ou quelqu'un. La pièce met le doigt là-dessus – sur le fait que nous-mêmes, nous ne nous en rendons souvent pas compte.

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