Depuis ses deux premiers textes, Étoiles et Mon cœur si jeune si fou, écrits en 2003 et 2004, Anja Hilling déploie une singulière dramaturgie dont les protagonistes, fragiles à l’extrême, sont aux prises avec des catastrophes en tous genres. Un violent orage puis une glaciation dans Bulbus (2006), la mort d’un enfant dans Mousson (2007), l’incendie d’une forêt dans le superbe Tristesse animal noir (2007)... Parmi les dernières pièces d’une œuvre déjà considérée outre-Rhin comme majeure, et en bonne voie de reconnaissance dans le reste de l’Europe, Nostalgie 2175 n’échappe pas à l’incident.

Dans la deuxième année du XXIIème siècle, liton dès les premières lignes, « un jour d’août / A coupé le jus au monde entier. / Âmes humaines courant électrique / Écrans systèmes d’ordinateur (...) Peau douce sur les organes / Organismes frêles / Ont fondu / Comme autrefois les cœurs à la vue d’une belle femme ».

Le désordre climatique, cette fois, tourne à la dystopie. Genre encore assez peu exploré au théâtre, dont Anja Hilling s’empare de façon surprenante. Avec le mélange de longues et poétiques didascalies en forme de monologues intérieurs et de dialogues brefs, presque laconiques, qui fait la belle étrangeté de bon nombre de ses pièces.

Nostalgie 2175 commence lorsque la température baisse. Quand, de 81°C elle se stabilise à 60, ce qui permet aux survivants d’entamer une phase dite de « reconversion ». La peau très fine, désormais sans cheveux, incapables de digérer la viande, l’homme ne peut désormais plus affronter le monde extérieur sans vêtements de protection. En principe, il est aussi incapable de procréer par des voies naturelles. Mais dans l’œuvre d’Anja Hilling comme dans tous les grands classiques du genre qu’elle revisite, une exception confirme la règle. Elle s’appelle Pagona, et tombe enceinte du patron de l’homme qu’elle aime, Taschko. Ce dernier étant incapable du moindre contact physique depuis un traumatisme. Au prix de sa vie, elle décide de garder l’enfant. Comme souvent chez l’auteure allemande, la catastrophe suscite une quête désespérée de beauté qui n’est pas sans violences ni sans paradoxes. Ce dont témoignent le bouleversement des formes habituelles de l’écriture théâtrale – cela jusqu’à la disposition des mots sur la page, sous forme de longues et fines colonnes qui disent l’amenuisement des forces humaines, mais aussi l’urgence d’un retour à une forme d’essentiel – et l’invention d’une langue hybride. Métaphorique, d’une grande finesse et inventivité dans l’expression des sentiments lorsque les personnages s’expriment dans le secret de leur pensée ; brute, voire brutale lorsqu’ils font l’effort de faire jaillir ces diamants par leur bouche. Dans sa manière d’appréhender l’amour, Anja Hilling avance un peu à la façon surréaliste.

Même s’ils échouent, ses protagonistes sont mus par une urgence de réinventer ce grand mystère autant que les mots et le discours cher à Roland Barthes. Par un idéalisme et un imaginaire qui résistent à toutes les attaques. « L’homme est une fée / Continuant de vivre de son chapeau vide / Nous sourions », lit-on par exemple. Même le patron de Taschko, qui l’emploie comme peintre dans son usine de revêtements dermaplastes – panneaux muraux en peau humaine, qui permettent de circuler en intérieur sans protection – n’est pas pour le couple une menace insurmontable. Au contraire, il pourrait devenir celui grâce à qui le lien amoureux survit à la mort. Mis en espace par Véronique Bellegarde, Odja Llorca, Thomas Blanchard et Alain Fromager donneront à entendre cette formidable ode à l’indiscipline des corps et des mots. Autrement dit, du théâtre.

Anaïs Heluin