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Nos corps empoisonnés


: Note d’intention

Par Marine Bachelot Nguyen

Genèse


Au printemps 2019, je lis Ma Terre empoisonnée (Viêtnam-France, mes combats), livre autobiographique de Tran To Nga. Je suis en pleine écriture de Circulations Capitales (mémoires familiales France-Viêtnam- Russie), spectacle qui verra le jour en septembre. Le destin mouvementé de cette femme, qui a traversé l’histoire du Viêtnam – enfant durant la guerre d’Indépendance, combattante pendant la guerre contre les Américains, ayant vécu l’installation du communisme après 1975 – puis qui est venue vivre en France dans les années 1990, m’impressionne et me touche. Exposée comme des millions d’autres civils à l’agent orange pendant la guerre du Viêtnam, elle prend conscience à l’âge de la retraite de l’origine de ses problèmes de santé, et mène aujourd’hui un combat historique : elle a assigné devant les tribunaux une vingtaine de sociétés agro-industrielles américaines, responsables de la production de ce poison qui contamine la terre et les corps sur plusieurs générations. Elle demande réparation, pour elle comme pour les autres victimes de l’agent orange.


En juin 2019, Catherine Blondeau, directrice du Grand T, m’invite à participer au festival Nous Autres, sur le thème des hommes et des femmes-monde. Je réalise une courte intervention scénique autour de Tran To Nga, incarnation d’une « femme-monde » (cf image et texte p.6). Le temps passe, l’histoire de cette femme reste auprès de moi. À l’été 2020, le Collectif Viêtnam Dioxine sollicite des artistes d’origine viêtnamienne pour participer à une mobilisation en ligne en soutien à Tran To Nga et aux victimes de l’agent orange. C’est l’occasion pour moi d’avoir un premier contact chaleureux avec elle. Après les divers confinements, nous avons enfin pu nous rencontrer en chair et en os, et poursuivre le dialogue.


Le procès a lieu en janvier 2021 au Tribunal d’Evry, en présence de représentants des sociétés inculpées. Le 10 mai 2021, le verdict est rendu : le Tribunal déclare la plainte irrecevable et se déclare incompétent pour la traiter. Les avocats de Tran To Nga font aussitôt appel. Cinq jours plus tard, Tran To Nga est dans la rue à Paris pour la marche contre Monsanto-Bayer et l’agrochimie, entourée de jeunes militant.es. Le procès est donc toujours en cours.


La résistance de cette femme, tout au long de sa vie, contre les pouvoirs coloniaux, impérialistes et capitalistes, me semble exemplaire. Sa biographie et ses combats permettent d’aborder de façon sensible et incarnée des pages fondamentales de l’histoire contemporaine, dans l’intrication de leurs dimensions politiques, économiques, humaines, écologiques. Avec l’intervention américaine au Viêtnam a lieu ce qui est considéré comme le premier écocide de l’histoire : un crime contre le vivant, qui résonne avec d’autres entreprises de dévastation passées et en cours. Relier le combat pour l’écologie à l’histoire politique comme à l’organisation économique mondiales est important pour offrir des perspectives et des racines plus élaborées, et politiser des causes contemporaines.


Un spectacle sous deux formats, une actrice et une création vidéo


L’histoire de Tran To Nga est une fenêtre et un point de départ. Angelica Kiyomi Tisseyre, jeune actrice française d’origine japonaise et viêtnamienne, incarnera Tran To Nga dans le texte que je vais écrire : un récit à la 1ère personne, qui jouera sur les âges, les époques et leurs décalages. L’actrice a l’âge qu’avait Tran To Nga quand elle était combattante dans le maquis, tout comme elle a l’âge des nombreux jeunes gens engagés dans le Collectif Viêtnam Dioxine à ses côtés.


Je souhaite que les jeunes spectatrices et spectateurs puissent se projeter facilement dans la figure de Tran To Nga, qui est aujourd’hui une grand-mère héroïque et admirable, mais qui a aussi été une jeune femme impliquée dans les luttes de chacune des époques qu’elle a traversées. L’engagement et la résistance s’inventent à tout moment de la vie : ce combat de David contre Goliath que Tran To Nga incarne est à la fois un prolongement et une métamorphose de ses batailles passées.


La forme plateau se jouera dans des théâtres, avec un dispositif scénographique, vidéo et lumière élaboré, mais restant sobre et simple.


Pour mieux atteindre différents publics, nous proposerons également une forme tout terrain en itinérance du spectacle, pouvant se jouer dans des salles de classes, médiathèques ou autres lieux non théâtraux, qui permettent rencontre et intimité avec le public. Elle pourra être suivie d’un débat.


Avec Julie Pareau, nous réfléchissons à des dispositifs légers et mobiles pour la vidéo et l’espace de projection, adaptés à chacune des configurations du spectacle. La création vidéo mêlera images d’archives d’hier et d’aujourd’hui, images de Tran To Nga filmées lors d’entretiens avec elle, travaillées et articulées pour qu’elles soient des partenaires de jeu de l’actrice, et confèrent au spectacle une dimension plastique, visuelle et sensorielle.


Nous manierons avec prudence le sensationnalisme des images de malformations dues à l’agent orange sur des enfants, fœtus, etc : la monstruosité du crime humain et politique nous semble aussi intéressante à évoquer et raconter à travers les mots et le récit. C’est celui-ci qui sera central, porté par l’actrice et sa présence.


Dramaturgie et processus


La biographie et le combat judiciaire de Tran To Nga ont fait l’objet de nombreux articles de presse, et de plusieurs vidéos ou films documentaires récents. Mon objectif en tant qu’autrice est de travailler un monologue sensible et singulier qui navigue entre les époques, crée des ponts et des surprises, lance des lignes et amène des images qui ne seront élucidées qu’ultérieurement : ce n’est pas le biopic hagiographique qui m’intéresse, mais la façon dont le corps et l’âme de cette femme vont se raconter et se déployer auprès des spectateurs et spectatrices.
Comment l’histoire et le monde viennent circuler dans son corps, dans ses cellules, dans son imaginaire.
Comment plus généralement la violence politique globalisée du 20ème et du 21ème siècles s’inscrit et résonne dans les organismes, vient fabriquer des maladies mortifères mais aussi des anticorps et résiliences, des muscles physiques aussi bien que mentaux, et constitue des êtres à la fois ordinaires et exceptionnels.
L’actrice et la vidéaste seront associées au processus de création, à travers la rencontre et les interviews avec Tran To Nga, des partages de matériaux, des allers-retours fréquents entre le texte en cours et le travail à la table ou au plateau.

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