: Entretien avec Julie Nioche
Propos recueillis Gilles Amalvi pour le Festival d'Automne 2010
Dans Matter, l'utilisation de robes en papier permettait un jeu de dévoilement de la construction de l'individu. Dans Nos solitudes vous utilisez un dispositif scénographique, où le corps est suspendu à des câbles. Quelles sensations, quels mécanismes voulez-vous dévoiler à travers ce dispositif ?
Julie Nioche : Je me rends compte que la plupart de mes pièces sont des mises en situation : je mets en place un environnement dans lequel des corps vont réagir : il s'agit d'amener le corps à se positionner vis à vis des contraintes et des possibilités offertes par cet environnement. Pour Nos solitudes, je voulais utiliser comme « référentiel » une machine, un système me permettant de voler ; non pas tant pour montrer des prouesses, des acrobaties – mais plutôt pour travailler sur le rapport à la gravité d'une autre manière. Voir comment le corps se réajuste, comment il affronte les difficultés impliquées par le système... En effet, nous sommes plutôt faits pour rester au sol.
Ces environnements partent en général d'un élément – habit , rapport à la gravité – pour construire un univers de métaphores beaucoup plus larges. Comment s'élabore ce trajet métaphorique pour vous ?
Julie Nioche : Pour moi il s'agit de « métaphores
scéniques ». Quelqu'un a un jour qualifié mon travail
ainsi, et cela m'a aidé à comprendre mon propre
processus de création. L'environnement amène de
nouvelles constructions gestuelles, et du coup, de
nouvelles sensations. L'écriture ne s'élabore pas à partir
d'une partition, d'une histoire, mais d'un filage intérieur
des sensations. C'est la métaphore scénique de départ –
élargie par l'imaginaire de la scénographe, ou de la
costumière – qui amène un tissu de sensations, que je
suis ensuite pas à pas. Dans ce projet, la question de la
solitude permet un retour à cet univers de sensations.
Mon trajet part du sol : d'un point de vue métaphorique
on peut lire ce passage du sol à l'élément aérien de
multiples manières – et j'ai essayé de faire en sorte que
ces lectures restent les plus ouvertes possible. Je n'ai
pas non plus voulu rentrer dans une narration – que l'on
puisse lire ce trajet comme un désir de rester en haut ou
de rester en bas. C'est une évolution : l'évolution de mon
corps avec cette machine. Par ailleurs, je ne suis pas
manipulée par la machine ; tout se passe dans une
interaction. Il s'agit d'une exploration, avec des
moments de fragilité, des moments où je ne maîtrise
pas tous les paramètres de la machine. Ce qui
m'intéresse, c'est de donner à voir cette fragilité – les
tentatives, la recherche d'adaptation. Cette thématique
de l'adaptation est centrale dans mon travail : voir un
corps chercher son équilibre – comme un enfant qui
apprend à marcher – me touche beaucoup. En mettant
le corps dans des situations spécifiques, j'essaie de
trouver le point de bascule entre fragilité et maîtrise,
d'extraire le processus d'adaptation. Je dirais que c'est
le fil conducteur de mes pièces – que ce soit Matter,
H2O-NaCl-CACO3, les Sisyphes, Nos solitudes... Là, il
s'agit d'un tissage de fils, reliés à mon corps par 200
poulies – un équilibre fragile dont je suis le seul moteur.
En quelque sorte ce réseau, c'est mon parachute... pour
atterrir sur la réalité peut-être ?
Ce réseau de fils et de poids auquel votre corps est relié peut également renvoyer à un autre imaginaire – du côté de la marionnette, du cirque, du spectaculaire. Comment avez-vous traité cette part de « projection », pour aborder la dimension sensible et esthétique du dispositif ?
Julie Nioche : Cette machinerie est d'une extrême
simplicité – mais en réalité, c'est faussement simple. Il
est toujours compliqué d'aboutir à quelque chose de
sobre. Mon propre poids est dispersé en une multitude
de poids reliés à des filins. Il y a une relation constante
entre mon corps et l'ensemble, tout est toujours en
mouvement : je mets en mouvement l'espace qui
m'entoure, et l'espace me fait bouger. En laissant voir
cette interaction, j'ai essayé d'effacer le plus possible le
rapport avec l'image de la marionnette – l'idée que mon
corps serait manipulé de l'extérieur. L'image du début
peut prêter à confusion, on dirait que je suis soulevée –
mais pour moi c'est davantage du domaine du rêve : je
suis transportée dans une autre réalité, et je dois
inventer une nouvelle manière de bouger à l'intérieur de
ce système dans lequel je me suis mise moi-même. Il n'y
a rien de magique dans cette élévation : on me voit
arriver sur scène et m'attacher. Tous les éléments sont
donnés. J'aime donner les éléments du rêve, afin que le
spectateur soit actif dans la mise en place de son propre
rêve – le temps d'un spectacle. Donc pas de magie, pas
de « Julie-qui-vole-on-ne-sait-comment »... On me voit
attacher mon harnais – les gants, les attaches au pieds,
aux mains. Ce rapport très concret, on continue à le
percevoir pendant le spectacle. Et on peut l’oublier
aussi. Je pense qu'on ressent l'effort, les rouages... Et
que l'on ressent aussi l'aspect assez jouissif de la
situation : ne plus sentir le poids de son corps, être en
l'air, pouvoir faire des choses que l'on ne peut pas faire
habituellement... Mais c'est une situation qui comporte
des contraintes, et ces contraintes restent visibles, je
n'ai pas voulu les gommer. Par ailleurs, la machine a été
fabriquée en collaboration avec la scénographe Virginie
Mira et les membres de Haut + court, qui sont
spécialisés dans la machinerie aérienne. Cette sobriété
est l'une de leur marque de fabrique. Je ne voulais pas
non plus une grosse machine spectaculaire.
Et il y a bien entendu une dimension plastique, visuelle.
Au départ, l'idée était d'être attachée à des fils, euxmêmes
attachés à des objets qui allaient se mettre en
mouvement. Je ne voulais pas que les spectateurs soient
focalisés uniquement sur moi, sur mon mouvement,
mais que leur attention puisse se déplacer : qu'ils
puissent observer l'écho de mes mouvements dans
l'espace, via ces objets. Cette idée était déjà présente
dans H2O-NaCl-CACO3 – où le mouvement de la danse
était aussi important que le mouvement des lumières,
de la scénographie, de la musique. Pour moi, il n'y a pas
de hiérarchie : le corps est imbriqué dans un ensemble.
J'ai besoin de cette interdépendance pour inventer du
mouvement. Le contexte invente une certaine
dramaturgie – dramaturgie qui est ensuite complétée
par le travail avec Virginie Mira sur la scénographie.
Donc ces « objets » se sont précisés avec Virginie : nous
voulions quelque chose de simple, et le poids est apparu
comme la meilleure solution, parce qu'il permet de
comprendre la relation d'interdépendance entre mon
corps, la scénographie et l'espace.
À propos de cette pièce, vous parlez beaucoup de silence – le silence de la suspension. Du coup, quelle est la place de la musique ? Comment avez-vous travaillé avec le musicien Alexandre Meyer ?
Julie Nioche : Nous avons l'habitude de travailler
ensemble. En général, nous partons de tentatives, de
discussions, pour aboutir à une forme improvisée,
contenant des rendez-vous. Je vois le rapport avec la
musique exactement comme le rapport avec la
scénographie: comme un appui, un environnement.
Pour moi la musique est un appui aussi fort que le
réseau de poids. Sans la présence d'Alexandre, je ne
pourrais pas faire ce que je fais. A certains moments
nous nous suivons de manière intuitive, à d'autres il
peut m'accompagner, ou moi le suivre. Nous avons
notre partition à l'intérieur de l'ensemble. Et il y a
toujours des aléas ; certains soirs, je ne peux pas faire ce
que j'avais prévu de faire – par exemple parce que la
machine n'a pas la même résistance. La chaleur du
théâtre peut changer la résistance de la machine,
m'obligeant à développer une autre force physique –
que je n'ai pas toujours. Cette fragilité garde toujours
Alexandre en éveil, lui permet d'être en évolution dans
sa musique.
Je crois que le titre, Nos solitudes résonne pour chacun
des éléments, et chaque personne impliquée dans la
pièce : ce sont des solitudes qui se côtoient, qui se
croisent, qui se séparent... comme une constellation. On
retrouve cela avec les poids : ils ont chacun leur
autonomie, tout en étant plus ou moins dépendants de
moi. C'est le cas également pour la lumière de Gilles
Gentner. Pendant toute la première partie, la lumière
tourne, sans forcément m'éclairer. Elle éclaire ce qu'elle
éclaire. Elle rend perceptible quelque chose d'un temps
circulaire et d'une absence de hiérarchie entre les
éléments. Je voulais éviter une lumière qui n'éclaire que
moi – à la manière d'un numéro de cirque. L'ensemble
empêche la hiérarchie des éléments – ce qui peut
d'ailleurs être un peu frustrant pour certains car parfois,
on peut me perdre du regard.
À propos du titre, à quoi renvoie pour vous ce pluriel ? Comment la dimension collective est-elle mobilisée ?
Julie Nioche : Déjà, je crois qu'il n'y a rien de personnel dans la solitude créée par cette pièce. Ce n'est pas la solitude de Julie Nioche. Il s'agit plutôt d'évoquer les solitudes de chacun. C'est une mise en commun des images de solitude. C'est ce qui m'intéresse aujourd'hui dans la construction d'un spectacle : aboutir à un espace, peuplé de spectateurs, et proposer un temps de retour vers soi-même. Il s'agit de la solitude de chacun à ce moment là – dans le temps du regard. Après, je pense aussi que nous avons tous plusieurs solitudes en nous. Nous sommes habités par plusieurs présences, et donc plusieurs solitudes. Nos solitudes est une mise en réseau de solitudes intérieures et collectives.
Pour vous, est-ce que la pièce suit une évolution, dessine un trajet ?
Julie Nioche : En un sens, on peut dire que durant toute la pièce, je me réveille. Au départ, j'ai les yeux fermés, et il y a beaucoup de positions allongées. Plus je m'endors et plus je m'élève. Je dirais que c'est un peu la traversée d'un rêve. Au fur et à mesure, je m'achemine vers la position verticale. La première fois que je l'atteins, je suis tout en haut, donc sans rapport avec le sol – ce qui crée une danse très étrange. On sent le désir de se mettre debout, le plaisir très enfantin de la découverte, la compréhension progressive de « comment ça marche ». Et en même temps, le rapport à ce que l'on voit est assez méditatif, ce qui crée une autre temporalité, moins linéaire. C’est un temps de la rêverie. On peut observer la naissance de chaque mouvement, la construction des équilibres. Des figures émergent – un imaginaire différent pour chacun. A certains moments, je dessine des figures ; mais pour passer de figure en figure, il faut que je construise une logique – la logique de la machine. Je pense que c'est ce battement entre figures et passages qui permet un rapport d'observation, de contemplation, d'attente. La fragilité de ma situation aiguise également l'attention. Les trajets rencontrent des ratés, des faux-pas...
Ce trajet onirique, la relation au fait de voler peuvent faire penser à l'univers du conte : une figure étonnante, dans un rapport de jeu avec les lois physiques... Est-ce que vous diriez que cette pièce est fondée sur un « comme si » ?
Julie Nioche : Oui, dans Nos Solitudes il y a effectivement quelque chose qui se rapproche du conte – peut-être dans la part d'impossible. Cet impossible provoque aussi l'aspect ludique et drôle de la pièce. Je peux faire des choses que l'on ne voit que dans les dessins animés – sauter et rester en l'air... A la fin, je me mets à tirer dans tous les sens, comme si je voulais casser ma machine – casser mon jouet, tester les limites du possible. Pour moi, cette fin apporte une forme de simplicité. Je me suis amusée, je suis allée au bout du processus, des possibilités offertes par la machine et puis cela s’arrête jusqu’à la prochaine tentative.
À propos de la pièce, vous parlez de suspension des peines, des maux. Est-ce que vous accordez une valeur « thérapeutique » à la création ?
Julie Nioche : Je ne dirais pas « thérapeutique », mais
plutôt : prise de soin d'un espace intérieur, d'un
territoire sensible. On retrouve cela dans mes pièces,
mais également dans tous les projets mis en place avec
l'association A.I.M.E. Il y a mille façons différentes
d'infiltrer le sensible dans la société. Dans le cas des
Sisyphes, il s'agissait de partir de méthodes pouvant
être utilisées par les adolescents et par toutes les
personnes qui travaillaient avec nous. Nous mettons
aussi en place des ateliers.
Dans cette pièce, je crois que s'établit une co-construction
avec les spectateurs. Chacun est invité à
accompagner ce qui est en train de se construire. Du
coup chaque élément est repris par celui qui regarde à
partir de son propre imaginaire. Au départ, tout le projet
part d'une idée, d'une sensation très personnelle, mais
en cherchant à l'emmener ailleurs. Le résultat je crois,
c'est la construction d'un espace-temps où chacun ait le
temps de respirer.
Dans Matter, cette dimension est présente, mais on trouve aussi des moments de rupture – où s'exposent des blessures subjectives. Dans Nos solitudes, vous vouliez instaurer quelque chose de plus suspendu ? Que la prise de conscience se fasse dans une forme de continuité sensible?
Julie Nioche : Matter est peut-être davantage
porteuse de revendications. Intuitivement, je dirais que
XX est plus proche de Matter, et que H2O-NaCl-CaCO3 se
rapproche de Nos solitudes – peut-être est-ce une
différence d'adresse. Mais je pense qu'avec cette pièce,
j'avais envie d'une proposition qui ramène les gens à
leur propres sensations, à leur propre rêverie. Dans
Matter, ce n'était pas vraiment ma préoccupation.
Malgré tout, dans ces deux pièces, on retrouve la
volonté de dévoiler une part de fragilité. Dans Matter, je
crois que le public accompagne ces fragilités ; il y a une
empathie. Et puis cette pièce est plus tournée vers la
construction de l'identité féminine. Dans Nos solitudes,
le genre est plus ou moins effacé – l'histoire de la
personne n'est pas importante. Cela rejoint H2O-NaCl-CaCO3, qui s'interroge sur la possibilité de représenter
un corps qui ne soit pas sexué, qui ne soit pas marqué
socialement mais simplement un corps en mouvement,
dans un certain espace qui procure des émotions. Nos solitudes et H2O-NaCl-CaCO3 posent la question : est-ce
que l'on peut se ressentir ailleurs et autrement ?
Après avec ce que je dis – avec ces intentions,
finalement, je pourrais faire tout à fait autre chose. Une
pièce s'invente avec des questions, et le cheminement
de ces questions dans le corps, avec le dispositif...
Quelle est l'importance ici du fait de voler, d'être dans
les airs, d'être dans une machine, d'inventer des
mouvements qui ne peuvent exister que dans cette
machine ? Comment s'invente de la danse ? C'est une
question que je me pose à chaque fois que je vois un
spectacle... Comment construit-on du mouvement ou du
geste à partir d'une intention ?
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