theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « No Comment »

No Comment

mise en scène Jan Lauwers

: Cette très singulière délocalisation du texte dans le corps même de l’acteur

Un metteur en scène a-t-il besoin de muses ? Pour Jan Lauwers, la réponse – positive – ne fait aucun doute. Plasticien de formation, il est venu au théâtre en réunissant lors de quelques « nuits d’art » à Anvers des amis avec lesquels il allait créer au début des années 80, sa première compagnie (Epigonentheater).
Sans doute s’agissait-il alors de ne pas exclusivement s’isoler dans la solitude de l’atelier, mais d’éprouver avec d’autres énergies, d’autres fêlures, l’en-commun d’un rapport au monde, d’aller ensemble au conflit et de ne pas s’y épuiser seul : c’est ainsi que l’on pourrait voir a posteriori l’un des tout premiers spectacles de Jan Lauwers, Incident, pendant lequel des acteurs couraient autour d’un portique lesté d’un punching-ball.
L’Epigonentheater fonctionnait sur le mode d’un collectif, sous la direction de personne. Avec la création de la Needcompany, en 1985, Jan Lauwers s’assume pleinement en tant que metteur en scène et directeur de compagnie, mais il ne rompt pas totalement avec l’esprit du collectif. Un fil invisible relie les acteurs et danseurs avec lesquels il choisit de travailler. C’est que Jan Lauwers ne distribue pas de rôles que le comédien aurait à incarner. Il coud à même la personnalité des interprètes l’étoffe de leur présence sur scène. Même les pièces de Shakespeare, qu’il monte à partir de 1990, n’échappent pas à cette très singulière délocalisation du texte dans le corps même de l’acteur. « La réalité fictive de la pièce ou de la narration est amenée dans la réalité de la scène ; les acteurs évoluent souvent comme des personnes privées – en apparence – qui semblent habiter la scène », note l’essayiste Hans Thies Lehmann, qui inclut l’art de Jan Lauwers dans sa copieuse étude d’un Théâtre postdramatique* : « Comme un poète, le metteur en scène compose les champs d’associations entre les paroles, les bruits, les corps, les mouvements, la lumière et les objets ».
Aux intersections de toutes ces lignes, les acteurs sont des corps conducteurs, et bien davantage : l’alliage de chair, de parole et de folie qui les constitue fournit le voltage de l’électricité dynamique qui circule du texte à l’espace, du geste à l’image, de la scène à l’obscène, puisque comme le dit Jan Lauwers : « L’impossibilité de montrer certaines choses, et le fait de les montrer malgré tout : c’est cette contradiction qui fait l’intérêt du théâtre ». Au diable la vraisemblance psychologique et tous les résidus de naturalisme : le théâtre qui s’invente dans l’atelier de la Needcompany puise sa vérité dans les figures individuellement dissidentes qui y ont trouvé lieu d’être. Elles sont les muses de Jan Lauwers.



quatre de ses interprètes de prédilection


Dans No comment, il réunit quatre de ses interprètes de prédilection, Grace Ellen Barkey, Viviane De Muynck, Carlotta Sagna, et Tijen Lawton. Chacune se voit confier un monologue, écrit et taillé sur mesure, dans ce qui devrait être une constellation de portraits au féminin.
La silhouette de porcelaine de Grace Ellen Barkey, d’une sensualité malicieuse qui résiste à tous les clichés, est intimement liée à la plupart des créations de Jan Lauwers, depuis Need to know, en 1987. Au sein de la Needcompany, elle a en outre chorégraphié et mis en scène ses propres spectacles, dont le récent Few Things, – très librement inspiré du Mandarin merveilleux de Bartók. D’origine indonésienne, Grace Ellen Barkey peut incarner le fantasme de la femme exotique, qu’un rien – un sourire, un regard – rend mystérieusement étrangère. Le dramaturge Josse De Pauw lui destine un texte qui joue de cette ambiguïté, à la lisière d’une identité et de son image.
Carlotta Sagna, venue de la danse, épatante dans les trois volets de The Snakesong Trilogy (1994-1996), s’y est révélée une actrice étonnante, qui cultive sans composition apparente des états de jeu où une nonchalance mutine peut côtoyer une fulgurance tranchante. Habitée par une délicatesse légèrement voluptueuse, mais où l’on sent couver l’orage, elle devrait être dans No comment une séductrice assassine, qui tue hommes et enfants. Jan Lauwers a demandé à un écrivain américain, Charles Mee, auteur d’une vingtaine de pièces encore toutes inédites en français, d’écrire pour Carlotta Sagna un monologue qui s’inspire de la figure de Salomé.
Tijen Lawton, elle aussi danseuse, a rejoint la Needcompany en 1998, à l’occasion du diptyque No beauty for me there, where human life is rare. Sur scène, elle libère une fébrilité maîtrisée, en un mouvement qui semble au bord des mots, mais ne s’y engouffre pas.
Son monologue à elle, dans No comment, sera donc dans la langue du corps, un solo de danse dont la musique est composée par cinq compositeurs (Rombout Willems, Doachim Mann, Walter Hus, Sen Jan Jansen, Hans Petter Dahl et Felix Seger) qui ont déjà participé, dans le passé, à des créations de la Needcompany.
Mais Jan Lauwers n’a laissé à personne d’autre le soin d’écrire pour (et avec) Viviane De Muynck, cette merveilleuse ogresse de théâtre qui habite la plupart des spectacles de la Needcompany depuis 1993. Le point de départ de ce monologue, « c’est le terrorisme, confie Jan Lauwers, Viviane De Muynck a le même âge que celui qu’aurait aujourd’hui Ulrike Meinhoff », militante-terroriste de la Fraction armée rouge dans l’Allemagne des années 70. « Le terrorisme était alors lié à un certain idéalisme ; mais aujourd’hui, c’est Big Business », constate Jan Lauwers. Son théâtre, inséparable d’un état du monde, ne cherche en rien à consoler.
C’est un chant, un médium où transitent et prennent forme des intensités, où se cristallisent des images qui se refusent à toute tranquillité factice. Après vingt ans de mise en scène et la réalisation, l’été dernier, d’un premier long métrage, Goldfish Game, Jan Lauwers interroge avec ces quatre solos ce qui fait la substance même de son théâtre, dans l’écriture à vif de ses interprètes, au plus près d’une lucidité sombre qu’ils incarnent en images charnelles, oracles d’un avenir désaccordé. No comment : le théâtre ne commente pas le monde ; il en est l’incantation désenchantée.

Jean-Marc Adolphe

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.