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Muzungu !

+ d'infos sur le texte de Vincent Marganne
mise en scène Serge Demoulin

: Entretien avec Vincent Marganne et Serge Demoulin

réalisé par Cédric Juliens

Cédric Juliens. – Ce spectacle, qui retrace ton enfance au Burundi, Vincent, pose la question de la mémoire – ici réactivée par les images de films familiaux. Comment s’est opéré ton travail pour que ces images deviennent un texte de théâtre ?


Vincent Marganne. – Je ne suis pas le type d’auteur qui travaille à partir d’un plan établi. Mon écriture a pris des chemins détournés pour arriver à « la » scène : celle où mon frère et moi, depuis une voiture, voyons des cadavres allongés dans l’herbe à un barrage routier. Je savais que je voulais raconter ce souvenir d’enfance mais il m’était impossible d’y aller tout de suite. Il me fallait poser le contexte : celui des années ’70, de la Coopération. Pas à pas, de façon détournée, je suis arrivé aux choses que je voulais vraiment exprimer : l’histoire de mes parents, le rapport à mon père, la mémoire.


C. J. – Il y a des aspects que tu as écartés ?


V. M. – Quand j’ai eu terminé, je me suis dit que je pouvais écrire une autre pièce sur le Burundi et que ce ne serait pas la même. J’ai conscience de ne raconter qu'un Burundi, le mien, qui n’est qu’un point de vue – et mon frère, qui a grandi dans le même contexte, ne raconterait pas la même chose. J’ai essayé d’être au plus proche de mon authenticité. Écrire ce texte m’a vraiment bouleversé – une joie mêlée de douleur. Chaque jour, j’écrivais deux, trois heures, puis il fallait que j’aille prendre l’air (et pleurer, plus d’une fois). Ce texte a libéré des choses qui étaient restées cadenassées.


C. J. – Pourquoi une telle libération ?


V. M. – Parce que je me suis autorisé à retrouver l’enfant en moi, l’enfant dans sa plénitude, et ces retrouvailles ont été bouleversantes. Devenu adulte, cette enfance m’apparaissait un peu comme « mythique ». Par l’écriture, je voulais aller y chercher des choses plus difficiles, savoir par exemple ce que cela avait signifié pour moi, de quitter à sept ans, dans l’urgence, le pays où j’étais né. J’ai contacté un témoin de l’époque, un des joueurs de basket qui avait fui son pays – dont je parle dans le texte. Je ne savais pas s’il était Hutu ou Tutsi – mon père, lui, savait, ma mère, non. Au début, cet homme s’est montré très réservé face à mes questions, puis sa parole est arrivée et j’ai pu l’intégrer en contrepoint à la mienne.


C. J. – L’évocation du souvenir – son impact – se retrouvera dans le jeu ?


Serge Demoulin. – C’est ce qu’on essaye de retrouver au plateau. Le texte agit comme une enquête au cours de laquelle le comédien va essayer de retrouver les sentiments qui l’ont traversé lors de son chemin d’écriture. Il ignore encore ce qu’il va découvrir.


C. J. – C’est aussi une enquête sur l’ombre d’un père qui plane, une sorte de figure ?


V. M. – Oui. C’est à lui qu’on doit cette aventure africaine. Comme de m’avoir fait côtoyer des basketteurs burundais qui sont devenus des amis de la famille.


C. J. – Dans ce texte, les « racines » ne sont pas biologiques, ni même ethniques, ce sont celles de l’enfance : retrouver ses racines, c’est retrouver une sorte de paradis, d’âge d’or perdu, dont on s’est retrouvé expulsé.


V. M. – Oui, je le perçois comme cela : le titre initial était  « Un monde perdu  ». Puis j’ai pensé à « Souvenirs d’un petit Muzungu » et c’est devenu « Muzungu » tout simplement. Quand je suis revenu


à Bujumbura en 2011, je me suis fait parfois interpeler dans la rue « Hé, Muzungu ! Muzungu ! » (« Le

Blanc ») de façon pas très bienveillante. J’avais envie de leur dire : « mais attends, je suis né ici ». En même temps, je les comprenais, nos situations diffèrent beaucoup.


C. J. – On a le sentiment à te lire qu’il y avait tout de même la possibilité d’une fraternité entre les peuples, à l’époque – mais sans doute est-ce un biais dû à l’enfance ?


V. M. – Fraternité, oui ; égalité, non, ou alors très relative. Les Blancs et les Noirs vivaient très séparés. Toutefois, beaucoup de Blancs qui ont travaillé là-bas dans les années ’60 sont choqués quand on les traite de « colons » ou de « colonialistes », car ils avaient un rapport correct avec la population noire. Cette image, collée de l’extérieur, ne correspond pas à un vécu pour pas mal de gens.


C. J. – Tu n’as pas ressenti de ségrégation ?


V. M. – Dans mon école, les nationalités – y compris africaines – étaient mélangées. Il y a notamment des images de cette école primaire, (malheureusement) extra-ordinaires : école internationale, enfants noirs et blancs côte à côte. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir eu un copain noir, par exemple. Mais comme mon père coachait une équipe de basket locale, on partageait des repas en famille, Noirs et Blancs mélangés.


S. D. – Quand on regarde les images d’époque, on repère beaucoup « d’entre-soi ». C’était atténué par le fait que le père de Vincent était coopérant (en service civil, au début).


V. M. – Il était là avant tout pour transmettre son savoir, pas pour faire du business. Puis les choses se sont gâtées en 1972, quand mon père a commencé à dénoncer la politique du régime. Il n’a plus pu rentrer au Burundi.


S. D. – Ça c’est une chose que tu as apprise sur le tard, quand tu as rencontré en 2018 ce joueur, dont tu intègres le témoignage dans la pièce. C’est d’ailleurs un aspect à traiter dans notre spectacle : ton voyage au Burundi en 2011 s’est fait dans l’ignorance du récit de 2018. Si tu devais y repartir maintenant, tu n’écrirais certainement plus la même scène.


C. J. – Serge et Vincent, vous vous connaissez depuis 30 ans. Vous avez en commun d’écrire, de jouer des spectacles qui traitent de votre famille et qui mêlent l’histoire intime à la grande Histoire. Serge, tu as fait bénéficier Vincent de ton expérience sur Le Carnaval des ombres  ?


S. D. – Oui, pour chacun de nous, il s’agit d’enquêtes qui traitent de la question de l’identité. Jouer sa propre histoire familiale, c’est extraordinaire mais cela te plonge dans un gouffre qui fait apparaitre toutes les émotions possibles. Sur Muzungu, je me considère plus comme un  « entraineur  » que comme un metteur en scène, d’autant que cela fait un bout de temps que Vincent n’est pas remonté sur le plateau – mais comme on est amis, on peut se dire les choses dans la simplicité. Pour le reste, Vincent a écrit un texte de maturité, qui a ses qualités propres, notamment une certaine pudeur : les choses troubles se disent en pointillé.


V. M. – Pour moi, il était assez évident que c’était Serge qui devait m’accompagner sur ce projet, comme il était évident que ce serait moi qui le jouerais.


S. D. – C’est avant tout le projet de Vincent, mais qui est devenu projet de toute une équipe. Et notre boulot d’équipe consiste à lui poser des questions sur ses intentions.


C. J. – Comment ton matériau filmé – du super 8, du 8mm – va-t-il agir sur le plateau ?


V. M. – À l’occasion d’une fête de famille, j’ai présenté un montage de 30 minutes tiré de 4h30 de bobines. Devant des ados, notamment, et des jeunes adultes. Ce fut une demi-heure d’écoute parfaite dans le silence. Puis les questions ont fusé. Ces images silencieuses provoquaient donc un impact. Je me suis dit qu’il fallait une parole pour les accompagner. Le texte est né de là aussi.


S. D. – On voulait éviter le côté « Exploration du monde » : un texte, puis des images illustratives. Ici, elles agiront à la fois comme impulsion et comme espace mental pour l’acteur-personnage. On a imaginé une scénographie qui pourrait être le support de cet espace mental, un espace qui s’ouvre sur un hors-champ. Sur les 4h30 de bobines, on a fait une sélection - qu’on ne retouchera pas. Les images sont suffisamment fortes par elles-mêmes.


V. M. – Il me fallait des images « actives » et « jouantes », c’est-à-dire qu’elles puissent me faire réagir en tant que comédien, qu’elles suscitent chez moi des réactions de jeu.


S. D. – On travaille en répétition sur cette dynamique-là, qui rappelle celle du processus d’écriture : qu’est-ce que cela fait à l’homme, devant nous, de se replonger dans le souvenir au point de se sentir percuté ? Comme cela peut tous nous arriver, en redécouvrant un album photos.


C. J. – Et puis il y a Edson Anibal, ton partenaire de jeu ?


S. D. – C’est un jeune acteur noir, né en Belgique, que j’ai découvert au Conservatoire de Bruxelles. On avait pensé dans un premier temps faire entendre notre témoin Burundais de 1972, mais il préférait ne pas s’exposer sur une scène. On s’est dit que quelqu’un de plus jeune - qui aurait 20 ans au moment des faits -, pouvait agir comme un contrepoint. Sa présence recadre le récit de Vincent. Elle peut aussi faire naitre des images, un son. Elle pourrait même être une émanation fantasmatique de Vincent. Son témoignage apporte de l’altérité et de la complicité et, par ses questions, Edson fait avancer l’enquête : il pousse Vincent jusqu’au bout de son souvenir.


  • Entretien réalisé par Cédric Juliens le 8 septembre 2020.
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