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Misericordia

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mise en scène Emma Dante

: Entretien avec Emma Dante

Entretien réalisé par Marie Lobrichon

Pouvez-vous revenir sur l’origine de ce spectacle ?


Emma Dante : C’était il y a quatre ans, un moment important car j’adoptais un enfant. C’était particulièrement intime et nouveau pour moi : la maternité, une maternité non biologique, mais tout autant naturelle. Cet évènement m’est alors apparu comme un thème qu’il était important que j’aborde. À côté, quelque temps plus tard,dans un hôpital, j’ai vu une scène qui m’a beaucoup frappée: un petit garçon autiste qui virevoltait sur lui-même, sans jamais s’arrêter. Il tournait sans vertige et en riant. Heureux, comme si son centre était dans ce tourbillon. J’ai pensé alors que cette danse, qui sans doute n’avait pas d’autre source que le bonheur, ou la vie, pouvait être mon point de départ pour raconter cette maternité. Le soir même, je suis allée voir danser Simone Zambelli, qui interprète ici le rôle d’Arturo, et je lui ai demandé de travailler avec moi sur ce projet. C’est donc de là, de cette danse, de cet enfant au mouvement incessant que tout a commencé. Puis nous avons créé la famille autour de lui, ces trois mères interprétées par des actrices de ma compagnie. Je voulais que cette exploration du thème de la maternité passe aussi par l’histoire d’une famille défavorisée, composée de quelques personnes en grande difficulté qui s’unissent pour survivre. Pour y parvenir nous avons beaucoup improvisé. Avant même le récit, je voulais d’abord que les acteurs prennent conscience de leurs corps sur le plateau, par rapport aux objets, aux regards. Et plus nous progressions, plus je me rendais compte que le spectacle naissait de lui-même et qu’il s’agissait d’une sorte d’accouchement. Comme si ces femmes donnaient véritablement naissance à Arturo. Lorsqu’il s’habille seul pour la toute première fois, il subit,tout à coup, une transformation et passe du statut de Pinocchio – un corps rigide, désarticulé – à celui d’enfant. Le spectacle trouve sa conclusion dans ce moment-là, quand Arturo se libère de la rigidité de son corps défectueux et qu’il s’apprête à partir, avec enfin une identité. Et c’est alors qu’il dit son premier mot, adressé aux trois femmes à la fois : mamma (« maman »).


Pourquoi ce titre et ce thème : Misericordia ?


Misericordia, pour moi, est une machine d’amour. Un lieu terrible, misérable, étroit ; mais où pourtant naît l’amour.
C’est pour cela que nous avons choisi ce titre, parce que ce mot en italien est composé de deux éléments: la misère et le cœur. Mais aussi parce que cette valeur – humaine et non religieuse – est selon moi essentielle en ce moment de notre histoire. La miséricorde est parente de la pitié, de la compassion et, de manière plus éloignée, de la solidarité ; c’est une manière d’attendrir nos cœurs, pour trouver la force en nous d’accepter et d’accueillir les plus vulnérables. Or nous vivons un temps de grande intolérance entre les êtres humains, surtout envers ceux qui ont le plus besoin d’être accompagnés. C’est pourquoi il est important à mes yeux que le public ait un regard miséricordieux envers l’histoire de Misericordia , et qu’il accepte cette famille réduite à vivre dans des conditions indignes, inacceptables. D’une certaine manière, la miséricorde concerne le public plus que les personnages.
Parce que pour ces trois femmes, elle est toute naturelle. Elles ne se demandent pas si elles sont d’accord pour aimer Arturo ; elles l’aiment, c’est tout. Malgré leurs difficultés elles acceptent cette situation et trouvent en elles de la compassion pour lui. Elles l’accueillent, prennent soin de lui, font attention à ce qu’il ne tombe pas... puis elles l’envoient dans un lieu meilleur. En l’occurrence, une institution spécialisée – mais à leurs yeux, comparé à cette maison, cela ne peut être que mieux.


Misericordia mêle plusieurs langages : celui des mots, avec deux dialectes italiens – de Sicile et des Pouilles – mais aussi le langage du corps à travers la danse.


Tout naît ensemble. Les mots en même temps que les bruits, les voix ou les mouvements ; il n’y en a pas un qui soit plus important que l’autre, et tous composent la même partition. Comme la langue, les corps dans mes spectacles ont eux aussi une diction et une grammaire imparfaite, quelque chose de sauvage qui les anime. D’une certaine manière, on pourrait parler de mouvements dialectaux. C’est d’ailleurs la marque de mon théâtre: si les personnages sont toujours excessifs, c’est qu’ils n’utilisent pas une langue éduquée mais un langage presque animal, où le geste accompagne toujours la parole. Chaque mot vient des organes, c’est le corps qui le prononce. Alors qu’Arturo reste muet durant presque tout le spectacle, il est peut-être le personnage qui parle le plus, grâce à son corps qui est son outil d’expression. Pour lui, les bruits déchaînent des émotions, comme lorsqu’il entend le cliquetis des aiguilles à tricoter et que son corps réagit à ces vibrations. Par son talent de danseur, Simone Zambelli parvient à nous faire oublier la danse, tant et si bien que sur scène nous ne voyons plus qu’un corps racontant une maladie joyeuse.
Le geste produit du sens là où les mots seuls ne suffisent pas toujours. D’autant plus lorsqu’on emploie comme moi des dialectes – ce qui est très dépaysant pour le public italien qui ne bénéficie pas de surtitres, et qui a souvent du mal à comprendre tous les dialogues de mes spectacles! Mais l’important, ce n’est pas que l’on comprenne chaque mot que les personnages disent ; c’est que le public entre dans leur histoire. Qu’il ne soit pas en face, mais à l’intérieur de leur folie et qu’il puisse y participer. Par exemple, au début de Misericordia, deux des actrices se parlent à l’oreille. Moi-même je ne sais pas ce qu’elles se disent, il s’agit d’une chose entièrement improvisée ; mais ce qui compte, c’est que nous saisissions aussitôt qu’il existe entre elles un complot qui exclut la troisième. Et que nous entrions dans le spectacle par un conflit, comme au beau milieu d’une gifle.


Pouvez-vous revenir sur cette trinité féminine ? Qui sont ces trois femmes ?


Au début de notre travail, les trois femmes de Misericordia étaient plus ou moins semblables. Elles regardaient Arturo avec tantôt le même amour, tantôt la même haine. Mais plus nous avancions, plus il nous est apparu nécessaire de les différencier. Nous ne sommes pas mère ou femme de la même manière. Si toutes trois s’occupent de cet enfant, chacune le fait d’une manière sensiblement différente. Et si l’une met plus de distance – si même elle dit, comme Nuzza, que la mère d’Arturo aurait dû avorter – cela ne signifie pas qu’elle l’aime moins. On peut être mère même sans douceur, même sans tendresse. Toutefois ces femmes n’existent pas seulement en tant que mères. Elles sont aussi des êtres soumis à une grande violence et à une misère noire, dans un monde d’oppression de la part des hommes. C’est d’ailleurs après avoir été rouée de coups par son compagnon que la mère d’Arturo accouche de cet enfant désarticulé. En ce moment, cette question terrible de la violence contre les femmes, contre des corps fragiles massacrés sans pitié, est une chose qui me tient particulièrement à cœur et que je me sens tenue de toujours rappeler, au moyen du théâtre. Ces vies ne doivent pas être oubliées. Être femme, dans mes spectacles, signifie malheureusement subir cette violence et ce danger constant de mort : ces personnages sont des victimes, elles vivent dans des contextes sociaux très défavorisés et sans personne pour les protéger. C’est pour cela que Misericordia est une célébration des femmes, à la fois pour évoquer leurs capacités extraordinaires mais aussi redire la triste condition d’infériorité qui les contraint à se battre en permanence et à faire de grands sacrifices. Malgré tout, dans le spectacle elles parviennent à s’en sortir. Nous pouvons imaginer que si cette situation était arrivée à des hommes, ils se seraient entre-tués ! Pour moi, ces femmes sont trois Parques, trois êtres mythologiques qui parviennent à faire des miracles au moyen de l’amour et de la résistance. Quantà la fin vient l’orchestre et qu’Arturo part, heureux, il y a un espoir : l’espoir que cette vie ait été sauvée, malgré la misère de ses origines. Et cela, grâce à ces trois femmes.


  • Entretien réalisé par Marie Lobrichon le 28 février 2020
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