: « Produire sons et gestes depuis le même corps »
Entretien avec Aymeric Hainaux et François Chaignaud
Ce duo est avant tout l’histoire d’une rencontre, entre deux personnes et deux univers esthétiques. Comment vous êtes-vous rencontrés, autour de quelles pratiques, de quels désirs ?
François Chaignaud : En 2010, à la Fondation Cartier, j’ai assisté à une performance de Aymeric Hainaux qui m’a laissé une forte impression : la puissance qui se dégageait de son corps, le son écrasant et virtuose qu’il produisait, sa mobilité dans l’espace. Il réalisait ce qui pour moi constituait un rêve : produire sons et gestes depuis le même corps. Avoir vu Aymeric jouer, proférer par sa bouche et son corps voûté et véloce une sorte d’art total m’a secrètement encouragé à chercher des façons d’associer la danse et le chant.
Aymeric Hainaux : Quelques années après avoir
rencontré François, j’ai entendu parler de sa pièce
Dub love (créée en 2013 en collaboration avec
Cecilia Bengolea et Ana Pi, avec la musique de HIGH
ELEMENTS). Je n’ai jamais vu la pièce, mais dans les
extraits que j’ai pu en voir, j’ai été marqué par cet
énorme mur de son, ces petits bonshommes-aiguilles
sur la pointe des pieds ; j’y ai vu une quête fragile
qui m’a beaucoup parlé, étant moi-même un grand
amateur de dub. En 2018, j’ai écrit à François pour lui
dire que je pensais toujours à son art. J’allais dire à
« sa musique », parce qu’on peut parler de musique en
effet.
J’avais envie de construire quelque chose avec
lui, sans savoir bien quoi. On a envie que cette pièce
rende compte de la bizarrerie, de l’aspect inattendu
de notre rencontre.
F. C. : Nous nous sommes retrouvés en studio après
le confinement, à la Villette. Des studios étaient mis
à disposition, à condition que le public puisse venir
assister aux répétitions, comme dans un musée ou un
zoo. Cette première rencontre a donc eu lieu sous l’œil
du public, scellant de manière étrangement solennelle
chacune des expérimentations que l’on se proposait.
À ce moment-là, je travaillais à créer un duo avec Akaji
Maro, et dans ce cadre, j’avais commencé à développer
une danse basée sur des rythmes à sept temps. J’ai
proposé à Aymeric de partager avec moi ce défi de
créer uniquement autour de ces phrasés à sept temps.
A. H. : François et moi ne nous étions jamais touchés, physiquement. Ma main sur son torse, sa main sur mon corps. Pour moi, rien n’était possible si on ne franchissait pas ce seuil – et la présence du public nous exposait beaucoup. C’était vertigineux, presque effrayant. Dans ma pratique du beatbox, le corps est très présent, mais pas de cette manière-là. Deux ans après, c’est encore un terrain nouveau à explorer pour moi.
Est-ce que cette collaboration entre un danseur et un musicien est une manière pour vous de vous décentrer, de travailler à défaire ces appartenances ?
F. C. : Nous sommes deux à produire du son, de ma- nière très différente. Cela nous amène à développer des modes d’entraide, notamment pour atteindre ces phrasés, ces mesures à sept temps que ni l’un ni l’autre n’avions explorés jusqu’ici.
A. H. : Lors d’une nouvelle rencontre, deux ans après
le début du processus, nous nous sommes rendus
compte que ce que nous amorcions était tout de
même beaucoup plus musical que chorégraphique.
Ça nous a à la fois rassurés – puisque ça nous a permis
de comprendre ce à quoi nous nous heurtions – et
déstabilisés. Pendant deux ans, nous avons essayé
d’imbriquer l’apparence, les costumes. Nous avons réalisé que l’accès principal était cette quête rythmique :
la frappe, les pieds, la bouche. C’est en nous axant
sur cette recherche que les corps, leur chorégraphie,
leur apparence suivront. Il ne s’agit pas d’être chacun
à une place, le beatboxer et le chanteur lyrique, ou le
musicien et le danseur. Nous sommes deux artistes,
en train de construire des formes et du son ensemble.
Comment ce titre, Mirlitons, est venu cristalliser les désirs contenus dans ce projet ?
F. C. : « Mirliton » c’est une sonorité familière – je
pense à la danse des mirlitons dans Casse-Noisette
ou aux vers de mirlitons – mais le sens échappe sou-
vent ! Selon les dictionnaires, mirlitons a pu évoquer
une pièce de monnaie tout autant qu’une pâtisserie
ou un chapeau extravagant. Mais le mirliton désigne
aujourd’hui, entre autres, un petit instrument de
bouche au son nasillard, un petit sifflet qui utilise
la voix parlée, comme les kazoo…
Mirlitons cristallise ainsi une sorte de polysémie originelle. Peu de
temps après être apparu au XVIIIe siècle, le mot est
devenu une sorte de mot-refrain, capable de rimer
avec presque tout, fleurissant dans les chansons de
faubourg. Mirlitons évoque une culture populaire, des
pratiques à la fois inventives et proches du ridicule –
cet imaginaire, bricolé et mineur, nous a ouvert un terrain dans lequel on s’est reconnus !
Par ailleurs, dans
le travail d’Aymeric, il y a le beatbox, le rythme massif,
presque industriel. Il y a également des cloches, des
bâtons, des éléments qui évoquent une ambiance
pastorale. Ce contraste, ce désir de rassembler ce
qui pourrait sembler inconciliable, fait partie aussi
de notre pièce. Le mot mirliton, dans son agilité, sa
désuétude issue d’un monde presque disparu, sa
capacité à se glisser dans différents contextes, fait
un peu écho à notre alliage.
A. H. : Quand on me dit mirlitons, cela m’évoque des vieilles chansons françaises. J’avais un livre quand j’étais enfant, où l’on voyait des majorettes avec des petits tambours, des petites flûtes. Ça me rappelle ce monde-là. Et en prenant un peu de recul, ce que nous produisons avec François a quelque chose à voir avec la terre – le sol, les pieds et la bouche. Ce sont les instruments que nous utilisons à outrance. Je pressens une profusion de rythmes, de fracas, et en même temps, beaucoup de silences, des moments de petites voix chuchotées, à la limite de l’imperceptible. Ces petites voix évoquent quelque chose de ce monde ancien qui m’habite beaucoup.
- Propos recueillis par Gilles Amalv pour le Festival d'Automne
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