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Matadouro

Marcelo Evelin ( Conception ) , Demolition Inc ( Conception )


: Le Spectacle

Il est tellement plus beau, le plateau du Teatro Carlos Gomes, débarrassé des pendrillons, sièges et néons. Quand nous entrons dans la salle, Fábio Crazy est déjà sur scène, nu, avec un tambour ; un masque d’animal lui couvre la tête, il tourne autour du microphone placé au centre du plateau comme un chat prêt à attaquer sa proie. C’est une image prémonitoire, qui a quelque chose d’une menace belliqueuse, d’une promesse ludique ou érotique. C’est le chat botté (ici, avec des chaussures de course), le lapin qui arrive en dernier, le loup derrière la porte. Tous les spectateurs se sont installés, les lumières s’éteignent, puis se rallument.
Sur la scène apparaît un groupe de six hommes et une femme, masqués, vêtus à l’identique ; ils forment un rang depuis l’avant vers le fond de la scène, ils retirent vêtements et masques et attendent. Nous aussi nous attendons, nous entendons Schubert et des aboiements de chien, le rythme du tambour de Fábio, et s’installe une sensation d’alerte, quelque chose est sur le point d’arriver, on dirait des cabocles[1] avec leurs rames attachées au corps par des rubans d’emballage, ils vont se retourner et avancer vers le public comme une charge de cavalerie. Mais cette tension est scandée, d’autres instruments rejoignent la fanfare, machettes périlleuses, cuica[2], chocalho[3]. C’est comme une cloison de l’avantscène vers le mur de fond, une sensation de force contenue, le paroxysme des terreiros de candomblé[4], des bandes de jeunes contrôlés par la police, les noirs du Cacique de Ramos[5], les travestis de la Glória[6]. L’immobilité de cette situation accentue la distance entre eux et nous, comme une rupture intentionnelle de notre attente et de notre complicité, comme si nous étions en train d’épier une fête (ou un rituel ou un acte de violence) à travers la fente d’une cloison.
Les projecteurs qui éclairent cette scène se trouvent autour du plateau, attachés de manière précaire avec ce même ruban d’emballage bon marché sur des socles et supports dont les prolongements ressemblent à des cannes à pêche improvisées, aux fils emmêlés dans d’improbables enchevêtrements. Cela rappelle ces bricolages ingénieux, d’une laideur assumée et fascinante, que nous rencontrons dans les périphéries de Rio de Janeiro, Brasilia Manaus, Teresina. Je réfléchis aux raisons de montrer quelque chose qui habituellement n’est que fonctionnel, le choix d’une esthétique qui exhibe sa propre instabilité comme un drapeau, comme un symbole de puissance.
Après un temps qui peut paraître long et arbitraire, mais qui est approprié, le groupe abandonne les instruments, remet les masques mais pas les vêtements, et entame une course circulaire autour de la scène. Le groupe se défait progressivement pour former un cercle. Il n’y a pas d’effort expressif ou dramatique dans leur course – ils courent, c’est tout. Et cela dure plus ou moins une heure. Pendant ce temps, de petites variations apparaissent, des images se détachent du cercle et y retournent : un coureur imite un singe, un autre prend des photos, un autre encore court pendant tout un temps avec le bras levé, la femme se tient les seins, l’un d’entre eux montre son visage, un autre esquisse quelques pas de danse. Cuisses et poitrines, sexes et fesses, muscles et chevelures virevoltent de manière vertigineuse, s’imposent, se confondent, comme les chevaux d’un carrousel. Peu à peu, tout doucement, les corps se couvrent de sueur. Chaque coureur acquiert une individualité, une individualité étrange, métissage entre corps et masque, des corps différents et des masques différents, d’animal, de Mexicain, d’arriéré, de dribleur, de démon. On a du temps en suffisance pour regarder chacun des coureurs et distinguer qui est plus âgé, qui est plus gros, qui court de manière étrange, qui a l’air plus à l’aise. C’est une image puissante, humaine, une sensation de voir le Brésil dans ce tourbillon de force et de dépense, dans la course qui se révèle impitoyable, comme ces marathons de danse où les couples se traînent, épuisés, en vue d’un prix improbable. Je vois le Brésil dans l’impulsion brutale d’être en mouvement pour ne pas mourir, dans cette compulsion de faire, de maintenir, de réussir, de gagner, de créer.
Cela paraît une insulte pour ceux qui courent, mais il est épuisant pour moi d’assister à ce marathon depuis mon siège, avec la sensation croissante que cette course ne se terminera pas, jamais. J’ai envie de quitter la salle, de me coucher par terre, de boire de l’eau ou un café, de discuter avec les autres spectateurs, de pisser, de regarder d’un autre endroit. J’ai la sensation d’être forcé, poussé, aliéné. J’aurais voulu être en train de courir aussi pour avoir quelque chose à faire, ou simplement ne pas me trouver là. Mais j’ai également la sensation que cette violence, cette fatigue, ce vide me concernent, non pas parce que j’ai fait une erreur, mais parce que je le mérite. En même temps, contrairement aux coureurs, je n’ai pas de pivot qui ancre ma dislocation, ni de notion de fin. Le spectacle semble même remettre en question ma présence ici, avec l’imperméabilité de cette course, l’abîme entre cette scène et mon siège. Je sens que je suis à côté de la plaque, que je suis en train de voir une installation comme si c’était une pièce en trois actes, attendant des conséquences et des conclusions là où il n’y a juste qu’un objet propulsif, qui met au défi d’en extraire un quelconque sens.
Dans un des tournants de la course, quasi sans m’en apercevoir, j’ai perdu le groupe qui courait, et j’ai commencé à espérer qu’il en finisse. Déjà que les petites variations et les découvertes de chaque corps ne me disent pas grand-chose sur cette action, sur ces personnes. C’est presque comme les variations le long d’une piste de Formule 1, un paysage qui se répète et qui n’a aucune importance pour le résultat final.
Les coureurs se réunissent de nouveau dans leur tournoiement, des mains ils touchent leurs compagnons, ils posent les bras sur les épaules les uns des autres, et je me souviens de nouveau qu’il y a là quelque chose à dire, une construction dramaturgique qui affirme, oriente, discerne.
Je pense à un endroit qui n’a rien de cordial ni d’hospitalier, mais où existent des rencontres qui adoucissent cette course de démolition. Je veux comprendre davantage, recevoir plus, mais je n’arrive plus à respirer, et la fin vient comme un soulagement. Je comprends qu’il valait la peine d’avoir assisté à ceci jusqu’à maintenant, d’avoir vu leurs visages sans masque marqués par la fatigue, l’émotion, la certitude, la peur. Je pense qu’on peut trouver encore quelque chose dans cette course, un sens à tant de cruauté envers soi-même et envers les autres (et je dis cruauté non comme quelque chose de mauvais, mais comme un potentiel de réalisation, une preuve de force). Je sors avec la sensation que j’ai vu quelque chose de puissant et d’inachevé, beau et difforme, important et insuffisant.
Quelque chose de pas encore tout à fait réussi, comme le Brésil.


Alex Cassal
Traduit par Elisabeth Mareels
In programme du Kunstenfestivaldesarts 2012

Notes

[1] Le cabocle (caboclo en portugais, mot d’origine tupi-guarani) désigne au départ le métis indien/blanc, mais signifie aussi le paysan « fruste » et « provincial » de l’intérieur du pays. Dans la spiritualité umbanda, le cabocle est une entité spirituelle ancestrale indienne.

[2] Sorte de tambour à friction, utilisé notamment dans la samba.

[3] Instrument à percussion avec des sonnailles métalliques montées sur un cadre que l’on secoue. Utilisé notamment dans la samba.

[4] Lieu de culte afro-brésilien.

[5] Bloco ( un des défilés de rue) du carnaval de Rio de Janeiro.

[6] Quartier de Rio de Janeiro des années 50, où opèrent aujourd’hui les travestis.

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