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Les Trois soeurs

mise en scène Alain Françon

: Note d'intention

propos recueillis par Adèle Chaniolleau, dramaturge et assistante à la mise en scène

Revenir à la création du Théâtre d’Art


La difficulté quand on monte Tchekhov, c’est qu’on a vu tellement de mises en scène, qu’on se demande ce qu’on peut faire de mieux. Je pense en particulier à celles de Peter Stein ou de Jean-Paul Roussillon. Je ne vais pas faire le malin et dire : « Voici une nouvelle lecture de la pièce ». Je préfère revenir à l’origine, à la création au Théâtre d’Art, à la mise en scène, aux acteurs, aux décorateurs, aux costumiers…
Avec Jacques Gabel, on commence toujours notre travail en regardant de près les images du décor de Stanislavski, et en essayant de comprendre en quoi l’espace était pertinent. Quand on a imaginé l’acte III, par exemple, on a repris l’organisation du mobilier de la chambre : tout est placé sur une même ligne à l’avant-scène, un canapé, de chaque côté un secrétaire, celui d’Olga et celui d’Irina, puis la table de toilette de chacune d’elles. Ensuite nous avons accentué ce que raconte le texte en tournant le décor de telle sorte qu’apparaisse un angle de cette chambre. C’est bien sûr une façon de mettre en avant le fait que l’espace vital des soeurs se réduit. Mais très curieusement, c’est dans cet endroit très intime et qui est le plus étroit qu’il y a le plus de monde qui afflue pendant l’acte.
Dans le cahier de régie de Stanislavski, le plus intéressant c’est d’étudier le système d’organisation des répliques dans l’espace. Très souvent, il apporte plus de cohérence à une réplique, il fabrique plus de sens, ou alors il la fait entendre à un endroit parfaitement inattendu. On imagine à la lecture de ces annotations que tout était complètement actif. Je m’en rends compte dans la mise en scène : la plupart du temps, il suffit de faire un mouvement pour redéplacer le texte, réattaquer une phrase et ne pas jouer plusieurs répliques sur la même intensité, ou le même sens. En effet, chez Tchekhov, le sens n’est jamais donné une fois pour toutes, c’est une littérature mineure, comme le dit Deleuze à propos de Kafka, ses pièces ne sont jamais que des petites phrases accolées qui font mine de rien une réplique. C’est du théâtre mine de rien.


Du centre vers la périphérie


Depuis le temps qu’ils traduisent Tchekhov, Françoise Morvan et André Markowicz ont observé que les pièces sont construites par des motifs qui ont tous la même valeur, il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Ils constituent le texte de la pièce, un corpus qui avance d’acte en acte. Quand on prend cette conduite de travail, tout affleure : au lieu d’être concentré sur une seule idée, ça se développe parallèlement sur plusieurs, et alors le texte devient plus polysémique, plus polyphonique, et cela se produit toujours au détriment d’un centre qui ne serait que gravité. C’est l’inverse du modèle ibsénien où le sens est toujours sur la crête de l’essentiel, où il s’agit de philosopher et d’essayer de trouver la vérité. Ibsen cherche à centrer le plus possible, à approfondir le centre de gravité jusqu’à l’extrême, pour conclure sur la nécessité ou pas d’un mensonge vital qui permette de continuer à vivre. Tchekhov ne travaille pas sur ce centre de gravité (ça ne veut pas dire qu’il n’en est pas moins grave), il essaye au contraire de s’en éloigner de plus en plus et de se tourner vers la périphérie. Au lieu d’être centripète, il est centrifuge.
La grande nouveauté de Tchekhov dans Les Trois Soeurs, c’est d’avoir créé plusieurs intrigues sur le même plan dans une seule pièce ; et d’avoir développé ces intrigues sur des années, c’est-à-dire dans un cycle romanesque et non pas théâtral. De cette façon, l’histoire racontée ne peut pas avoir de centre. Pas plus qu’il ne peut y avoir de jugement final définitif sur un personnage ou sur un problème qui aurait été l’objet du développement de la pièce. Les personnages n’ont pas d’unité apparente, on les voit par des biais toujours différents. Ils peuvent commettre des actions déplaisantes mais ensuite, tout à coup, ils agissent de manière totalement inverse. Koulyguine, par exemple, l’instituteur, on peut le jouer comme un sombre cocu un peu bête, et on peut aussi décider de lui donner, à certains moments, des éléments de compréhension de la situation d’une grande intelligence et presque d’une grande dignité. Pour Natacha, c’est pareil : elle a la santé, l’aplomb et le bon sens d’une classe inférieure à celle des trois soeurs. Elle n’appartient pas à leur monde et c’est ce qui rend le personnage intéressant. Le bon sens, évidemment, on peut le critiquer. Natacha est critiquable, oui, mais finalement pas plus que les autres. Si en plus on regarde comment fonctionnent les relations entre les motifs et les personnages dans la pièce, on se rend compte qu’il n’y en a pas un qui leur soit particulièrement affilié. Prenons « peu importe » et « étrange », qui appartiennent au tissu thématique des Trois Soeurs, très vite on constate qu’ils traversent tout le monde. Chez Ibsen, le motif aurait été celui d’un seul personnage.
Cependant on a l’impression que pour affirmer quand même une unité, Tchekhov se sent obligé de prendre un symbole : l’oiseau mort, la maison, Ivanov et sa mélancolie… Là, ça s’appelle Les Trois Soeurs, il y a bien du symbolique dedans : on pense aux Parques, Natacha ça pourrait être Médée, elle fait des enfants dans un territoire qui n’est pas le sien – même si évidemment elle ne les tue pas… Mais il me semble que ce qui fait le plus l’unité symbolique des Trois Soeurs, c’est l’incendie de l’acte III. Tchekhov n’avait pas l’habitude d’introduire quelque chose de très événementiel dans ses pièces. Or l’incendie de toute une ville, c’est un événement colossal, et un événement public. L’espace qui devrait être le plus public, il n’est jamais aussi privé que dans cet acte. À l’acte III, ce qui couvait se met à brûler, ils sont tous en situation de crise, et ensuite il reste les ruines. Toutes ces scènes ne véhiculent le factuel de l’incendie que d’une manière très ténue, ça n’a aucune utilité, et c’est le mineur, là encore, qui prend toute la place. Ça, c’est un art sublime.


Le silence du monde


Le drame classique était profondément dialogique : les scènes n’avançaient que par l’état du dialogue, toujours pour aller vers une question précise. Dans Les Trois Soeurs, une fois passées les civilités ou les anecdotes, le dialogue semble se centrer sur un sujet qui est énoncé, et alors une sorte de glissement s’opère où celui qui est en train de parler se met à dire des choses de lui, dans une situation et face à un interlocuteur qui n’exigent absolument pas qu’il le dise. C’est une initiative pour parler de soi – en général ça parle de soi, parfois aussi du monde ou de la société – mais ça se fait sur un mode très particulier : ce ne sont pas des monologues, ce sont comme des timbres-postes d’auto-analyse qui durent peu de temps, sont très vite chassés et ont rarement des conséquences. En général, c’est du passé qui revient dans ces moments-là, ou du futur, c’est donc une manière soit de se repositionner en arrière, soit de se projeter en avant. C’est aussi une façon de ne pas être dans le présent. Le présent est très inconsistant dans Les Trois Soeurs et paradoxalement le théâtre de Tchekhov est un théâtre profondément existentiel. Pour les personnages, c’est l’existence qui précède toujours l’essence.
La pièce se développe sur quatre ans – ce qui pourrait permettre un temps de construction identitaire – mais en réalité tout ça représente un tout petit laps de temps, et tout ce qui vient avant ou après ce fragment de temps est immense – « deux ou trois cents ans », dans les discours de Verchinine. C’est pourquoi les pauses sont fondamentales dans le théâtre de Tchekhov : elles ne doivent pas faire résonner le silence intérieur des personnages, ce ne sont pas des silences de gêne ou de non-dits, mais ce sont les silences du monde. Quand ça s’arrête, il faudrait que ça renvoie aux grands espaces et au grand silence.

Alain Françon

avril 2010

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