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Les Terriens

+ d'infos sur le texte de Claire Rengade
mise en scène Claire Rengade

: Entretien avec Claire Rengade

par Éric Eigenmann, extrait des Cahiers du Poche n°9

Les Terriens présente au premier abord un aspect énigmatique. À tout niveau – didascalies, répliques – le texte se montre elliptique, mais parfois aussi logorrhéique ou éclaté : «la fuite est à deux mètres de là / difficilement accessible à cause d’un problème de poupées russes». Est-ce une volonté d’éviter que ne s’impose un sens trop évident ?


Cette histoire de poupées russes est exactement la clé du « décor » du texte. Les personnages sont pris dans un système, une « machine », un espace fantastique fait d’espaces insérés les uns dans les autres. Certains cherchent à clore ces espaces, à maintenir les portes étanches, d’autres à s’en échapper par le haut ou par le bas, ou carrément à travers les murs.
Je crois à la force du langage pour pénétrer dans l’espace de représentation de chacun, la faculté d’imaginer à partir de sensations, comme un rêve tout haut. On me dit parfois que j’écris des textes de « projection ». C’est que j’écris le « sur-texte » : le texte de surface. Comme dans la vie : les mots que nous prononçons prennent le sens du contexte, et tirent leur force des images précises des locuteurs. C’est en cela que le texte de théâtre est une tension entre l’écriture de l’auteur et celle de l’acteur. Et si l’acteur maintient ce volume avec ses images précises, le spectateur aura lui aussi « du volume » pour imager. Le texte est bien entendu elliptique, comme le sont le théâtre, la poésie, le cinéma, et comme la vie : aucun sommaire didactique ne guide notre vécu dans l’ordre. La vie est pleine de blancs qu’on articule au montage.
De même le texte « s’éclate », comme vous dites, ce sont des directions différentes, nécessaires, précises, de variations du mouvement pour maintenir le vivant.


« Comment ça appelle / non s’appelle / sa appelle / comment tu m’épelles »… Jouant sur le rythme et les sonorités, le discours a une dimension musicale très sensible tout en restant par ailleurs relativement quotidien. Il est ainsi indissociable de sa performance scénique.


Oui, ce texte est entièrement construit musicalement – le compositeur m’a même dit « tu m’as pris la musique ! ».
Chaque chapitre a sa musique propre, et la musique est un mouvement avant d’être un air. Si je traduis en partition : il y a l’adagio, le moderato ou le largo. L’image instrumentale est éloquente : on écoute facilement des variations autour d’un thème musical, mais on a moins l’habitude de le faire avec les mots. La belle langue française a des siècles de tradition, le livre est un monument ! Je cherche à rendre la puissance des mots dans le flux de la parole, dans leur agencement, avec une grammaire propre à l’oral et dosée sur le souffle du locuteur.
Nous avons choisi d’aborder cette création à l’oreille. Je souhaite que les acteurs se régalent à dire ce texte de tout leur corps, que les spectateurs le somatisent avant de le raisonner. Qu’il entre en bouche avec du mouvement d’image. Et qu’on ait envie de bouger les pieds comme après un spectacle de danse, où l’on se voit danser, sans se poser la question de ce que « raconte l’histoire ». L’espace sera peu représentatif pour ne pas brouiller le regard et laisser l’oreille articuler les images.


Les origines de la pièce, une visite du CERN, ne sont clairement repérables que tard dans le texte, dévoilement qui constitue l’un des ressorts dramatiques. Votre théâtre procède-t-il de préférence d’expériences vécues ?


Je me trouve des alibis pour aller à la rencontre d’univers inconnus pour moi. Mes résidences sont à la fois une curiosité de première fois, une destination de voyage; les yeux sont neufs, les oreilles ne perdent rien, les paysages ne sont qu’éblouissement, je me projette et j’apprends. C’est un état d’enfance : je pose des questions naïves, j’apprends une langue, j’ai une autre vie pour un temps. La vie n’est intéressante qu’en interactions, et notre connaissance du monde est pauvre. Aller là où je n’irais pas me remet systématiquement à zéro. Et la magie opère : ce qu’on croit savoir dégringole, ce qu’on croit éloigné est proche, ce qui était énigmatique s’éclaire vu d’un autre angle. C’est une formation continue ! Et si notre façon de nommer le monde diffère, nous réagissons au vocabulaire et nous l’enrichissons en le traduisant les uns aux autres.
L’expérience au CERN est assez émouvante: en ne comprenant rien aux mots échangés, nous étions obligés d’inventer des mots communs, expérience qui sied aux chercheurs de la physique fondamentale! J’ai pu non seulement voyager, mais analyser ma pratique ellemême, la nommer enfin. Je me suis laissée surprendre : pensant, comme à l’accoutumée, détourner une langue pour la faire sonner ailleurs, tout en plongeant dans des nébuleuses nanoscopiques sur l’origine de tout, je me suis sentie des leurs, et ma recherche étant aussi validée que la leur, je suis rentrée dans la machine.
Je ne cherche pas à raconter le CERN, je me suis attachée au prototype gigantesque pour y planter mes mots, j’ai relu Jules Verne, Dante, Reeves et Cendrars, j’ai découvert Einstein philosophe, parlé de Dieu au poste de contrôle, participé à un trafic de plants de tomates, encouragé les fantasmes autour du trou noir, appris à mesurer du « grand » au fil à pêche et fait des dessins séquentiels de tunnels avec des enfants du monde entier. Et surtout j’ai pesé le temps immobile, le temps qui prend son temps, de façon complètement abracadabrante auprès de passionnés qui courent comme nous tous, le tout sur fond d’insomnie, puisque quand on creuse c’est toujours la nuit.
Alors il n’est pas du tout question du CERN, mais d’un système, imagé par cette « structure en oignon », qui mime le désordre joyeux de notre agencement au monde : on tente d’ordonner le désordre, de maîtriser le temps, de le posséder alors qu’il n’existe pas. J’imagine, et c’est ce que raconte le texte, que nous sommes tous dans cette machine qui fonctionne et cette machine, son Graal, ce serait le temps.
De ce réel scientifique impalpable, j’ai fait des espaces où évoluent mes personnages: ceux qui travaillent dans la machine, qui prélèvent des « spectateurs » pour la nourrir, et se retrouvent désarçonnés car cela ne se passe pas comme prévu. Il me semble que le seul moyen d’arrêter le temps – et donc de le « tenir », le « fabriquer » – est de se passionner, de tomber amoureux par exemple, ce qui advient dans ma fiction, et toute l’ordonnance du système s’en trouve chahutée.


« Assurez-vous que vous faites totalement autre chose ». Le sous-titre pose aussi d’emblée cette question : à qui s’adresse-t-il ? Aux terriens que nous sommes ?


Généralement mes titres sont une phrase du texte qui s’impose. Cette phrase-là m’a été dite texto par un physicien. Elle a été le déclenchement de l’écriture des Terriens. Nous parlions avec cet homme de la capacité d’invention, et il disait que dans son métier où les heures ne comptent pas, il était vital de kidnapper du temps au temps, pour une activité tout aussi prenante mais qui n’aurait rien à voir, comme par exemple construire un avion (un vrai !) dans son jardin. En creusant l’anecdote, je me suis d’ailleurs rendue compte que l’a plupart d’entre eux avait leur hobby à plein temps. Je ne cesse d’expérimenter cette vérité salvatrice : moins on a de temps et plus on en a, dès qu’on aime.
Quant à la formule « les terriens », je l’ai entendue souvent au CERN pour nous nommer, nous autres les humains. Cela sonnait drôle dans mon drôle de voyage où j’avais le sentiment d’être sur une autre planète. Cela me plaisait, je l’entendais pour une fois sans science fiction.

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