: Entretien avec Arthur Nauzyciel (1/2)
Propos recueillis par Leila Adham
METTRE EN SCÈNE « LES PARAVENTS »
La pièce Les Paravents ne peut être dissociée du scandale qu’elle a provoqué au moment de sa création par Roger Blin à l’Odéon-Théâtre de l'Europe.
Qu'est-ce qui vous a donné envie de la monter 60 ans plus tard ?
Depuis la création de Splendid's de Genet en
2015, un spectacle important pour moi, avec
déjà Xavier Gallais, j'avais envie de revenir
à Genet. J’avais Les Paravents dans la tête
depuis longtemps et je tournais autour depuis
des années. La pièce était là, en moi.
Aussi, lorsque Stéphane Braunschweig et
Didier Juillard m’ont invité à me projeter à
l’Odéon, j’ai immédiatement pensé
aux Paravents. C’est ce Théâtre, son histoire,
qui me relient au texte de Genet. Ce n’est pas
tant le scandale des représentations de 1966
qui m’a donné envie de la monter que le projet
de mettre en scène un spectacle pour l’Odéon.
C’était en janvier 2020. Le confinement m’a
donné le temps de la relire, et cette période
d’isolement a fait qu’elle est devenue évidente.
C’est une pièce qui fête le théâtre, qui en
célèbre la langue, les corps, et qui invite d’une
manière ou d’une autre au soulèvement, à
l’insurrection. Le théâtre de Genet est un appel
au changement, à la lutte, mais à la rêverie
aussi. C’est une utopie qui articule le politique
et le poétique. Et puis il y a eu ce hasard :
je découvre les lettres d’Algérie que mon
cousin Charles, alors jeune appelé étudiant
en médecine à Tlemcen de 1957 à 1959,
adresse à ses parents pendant son service.
Il y raconte ce qu’il voit et cette position de
médecin m’intéresse parce qu’elle en fait un
observateur, un témoin. Ses lettres dialoguent
étrangement avec la pièce de Genet. Et ce fil
ténu et intime m’a ramené aux Paravents.
« À LA MÉMOIRE D'UN JEUNE MORT »
Jean Genet dédie Les Paravents à un jeune mort. Que celui-ci désigne Abdallah Bentaga – funambule dont Genet tombe amoureux dans les années 50 –, ou Jean Decarnin, communiste dont il fait le deuil une décennie plus tôt, ne change finalement rien : la pièce a ceci de singulier qu’elle est une parole adressée à un mort couché sous la terre.
Est-ce que cette dédicace change quelque chose pour vous ?
La présence de cette phrase change tout.
Elle est comparable, pour moi, à la préface
des Bonnes dans laquelle Genet lève toute
confusion au sujet de l’œuvre : la pièce n’est
pas un manifeste en faveur des domestiques
– Genet écrit qu’il n’est pas le syndicat des
bonnes de France – mais bien une œuvre
poétique. La dédicace et la convocation d’un
fantôme au seuil de la pièce fonctionnent de
la même manière : elles balayent l’hypothèse
d’un texte écrit seulement pour défendre
les peuples colonisés et l’ouvrent à une
autre dimension.
Pour moi, la pièce est une
méditation spirituelle sur la vie, la destinée et le rapport à la mort. Et l’écriture, une tentative de dialogue avec les morts. Jean Genet n’a jamais cessé de dialoguer avec ses morts : ceux qu’il a connus et ceux qu’il aurait rêvé de connaître et qui sont devenus ses amis par-delà la mort. Je pense à Maurice Pilorge, guillotiné en 1939, à Rennes, et à qui Genet adresse un poème sublime écrit en 1942 depuis la prison de Fresnes. Je crois que Genet n’a rien à dire aux vivants, en un sens, et beaucoup à dire au peuple des morts.
LA DANSE
Au Tableau 1, Saïd dit à sa mère : « Enfilez vos souliers. (...) Et dansez ! Dansez ! Dansez encore madame. (…) La fête est là ».
Quelle fête, quel rituel s'agira-t-il d'accomplir dans vos Paravents ?
Le spectacle célébrera l’autre vie possible, la
vie rêvée, qui ajoute au réel un supplément de
spiritualité, d’amour, de poésie, et de légèreté.
La pièce de Genet me fait penser à un rêve :
les situations s’enchaînent sans cohérence
apparente, les objets ont une vie et on leur
parle, les humains aboient ou caquettent, le ciel
est sous la terre… La poésie est une question
de survie pour Genet.
L’époque me paraît
engluée dans le réel au point que le théâtre,
le jeu, deviennent parfois suspects. Genet
m’inspire un autre rapport au monde, libre,
joyeux, dans lequel on n’est jamais tout à fait
que ce que l’on est. Saïd n’est pas seulement
un Arabe qui vole, mais un vagabond céleste
qui marche vers un absolu : « Je vais, moi et
moi tout seul, je vais et ça doit être loin, au
pays du monstre. » (Tableau 13). Et la pièce
s’achève sur une parole qui le libère à jamais
de toute assignation : « Saïd est dans une
chanson » (Tableau 16). Concernant la danse
à proprement parler, il est certain que Genet
fait parler les corps. Les corps tout entiers.
Au moment où Samuel Beckett écrit pour des
bouches ou des têtes – Oh les beaux jours est
créé en 1963 à l’Odéon, par Roger Blin encore
– Genet écrit pour des corps entiers. J’y vois
l’influence d'Alberto Giacometti avec lequel
il a eu des échanges extraordinaires sur la
masse corporelle, mais cette sensibilité précède
déjà sa rencontre avec le sculpteur.
Il suffit
de relire Le Journal du voleur et la description
des mouvements que le corps opère lors d’un
cambriolage pour le mesurer. Genet met au
théâtre tout ce qui fait qu’un être humain est
vivant. Les corps dansent mais aussi éructent,
crachent, pètent. Il n’exclut rien de notre nature
et ramène le sale et l’animal en nous rappelant
ce que nous sommes.
- Propos recueillis par Leila Adham, dramaturge (septembre 2023)
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