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Les Nègres

+ d'infos sur le texte de Jean Genet
mise en scène Robert Wilson

: Entretien avec Robert Wilson

Propos recueillis et traduits par Daniel Loayza, Paris, Odéon-Ateliers Berthier (6 mars 2014)

Depuis quand vous intéressez-vous à Genet ?


Robert Wilson : J'avais vu Les Nègres alors que j'étais étudiant à New-York et j'avais été tout à fait fasciné par l'oeuvre, la mise en scène, et tout spécialement la distribution. Depuis j'ai vu un certain nombre de mises en scène, mais elles ne m'ont jamais vraiment intéressé. Quand Luc Bondy m'a demandé de m'y attaquer, je ne savais pas trop quoi en penser et c'est peut-être pour cela que j'ai accepté. Parfois vous faites ce que vous croyez ne pas devoir faire et c'est alors qu'à votre surprise vous trouvez quelque chose.


Comment avez-vous abordé la pièce ?


Robert Wilson : Ma façon de travailler est très inhabituelle. D'abord je regarde l'espace très longuement, puis je l'éclaire. Si je ne sais pas à quoi l'espace ressemble je ne sais pas quoi faire. Après cela je mets tout en scène silencieusement, puis je commence peu à peu à ajouter de la musique et du son. Le texte parlé intervient bien plus tard. Le premier jour des répétitions je n'avais pas de grande idée en tête, si j'en avais eu une j'aurais été bloqué. Après que j'ai regardé et éclairé l'espace quelqu'un m'a montré une image d'une habitation Dogon, et j'ai pensé à commencer par là. Puis je me suis mis à élaborer une scène devant cette maison. Après quelques jours, quand j'ai fini, j'ai pensé que cela pourrait être le prologue. Ensuite j'ai complètement changé l'espace architectural, avec une lumière très différente. Quelqu'un m'a montré une image d'un bar la nuit avec une enseigne au néon, c'était peut-être à Las Vegas, et je suis allé dans cette direction. Je ne suis pas de ceux qui peuvent rester assis tout seul dans une salle pour imaginer à quoi une pièce pourra ressembler. J'aime être dans une salle avec avec des gens et créer avec eux. Je n'aime pas parler de la situation, j'aime la faire. Si j'en parle ça devient intellectualisé et j'essaie de faire ce qui est dans ma tête au lieu de simplement regarder les gens devant moi et les laisser me diriger.
Pendant ces deux semaines, j'ai entrepris d'esquisser ce que j'appelle le “livret visuel”. Si je pars du texte j'ai peur de me retrouver à illustrer ou seconder ce que j'entends. C'est ce qui se produit généralement au théâtre et pour moi c'est d'un tel ennui. Les indications que je donne sont formelles, jamais interprétatives. Je dis : ceci pourrait être plus rapide ou plus lent, plus léger ou plus lourd, plus rugueux ou plus lisse, plus intérieur ou plus extérieur. Le livret visuel est filmé ; pour finir, il est étudié, édité puis appris. Pour moi tout théâtre est danse. La danse commence avec l'immobilité et la conscience du mouvement dans l'immobilité. Ce qui fait que quand on fait un mouvement vers le dehors la ligne se prolonge. Le mouvement est structuré et peut se suffire à lui-même. Il peut être pur, un mouvement pour le seul mouvement, et abstrait. Il n'a pas nécessairement à suivre la musique ou l'histoire. Très souvent les acteurs essaient d'appliquer du sens au mouvement, ce qui l'affaiblit. Le mouvement devrait être plein d'idées. Il est quelque chose que nous éprouvons, ce qui constitue une manière de penser. Je ne dis jamais aux acteurs quoi penser ou comment ressentir. Ils reçoivent des indications formelles et ils peuvent compléter ce formulaire avec leurs propres idées et leurs propres émotions. Parfois je leur demande de ne pas trop en faire, ne pas insister sur telle ou telle idée unique, pour laisser au public un espace de réflexion.


Qu'est-ce qui a plus particulièrement retenu votre attention dans Les Nègres ?


Robert Wilson : Je me mets pas un oeuvre en scène pour une raison. En tant qu'artistes, nous travaillons pour demander : qu'est-ce que c'est, et non pas pour dire ce que c'est. Si nous savons ce que nous faisons, alors nous ne devrions pas le faire. Souvent, en conséquence, le metteur en scène, le scénographe ou les acteurs, comme de mauvais professeurs de lycée, nous font la leçon sur une idée. Les grandes oeuvres sont pleines d'idées !


Donc telle oeuvre peut être pleine d'idées mais il n'y a pas de raison que ce soit précisément celle-ci ou celle-là. Et dans ce cas elle ne ferait que nier toutes les autres idées. « Comme chaque occasion m'accuse, / éperonnant ma vengeance engourdie ! /... Pour m'exhorter, des exemples lourds comme la terre : / Témoin cette armée si massive, si coûteuse... » C'est Hamlet, et j'ai appris cela à douze ans. J'en ai maintenant soixante-douze, et après soixante ans je suis toujours là à le dire. Chaque fois que je le fais je peux y penser d'une manière complètement différente. Si j'y attachais une interprétation ou un sens toutes les autres idées deviendraient impossibles. Cela devrait rester ouvert. Shakespeare ne pouvait pas saisir complètement ce qu'il écrivait. C'est insaisissable. C'est cosmique, plein de sens, comme un grand tableau est plein de quantité d'attitudes et de significations. Vous pouvez le voir un jour et dix ans après le revoir et l'envisager de façon complètement différente.


Comme vous voyez, je travaille très intuitivement : au début, tout est improvisation et à la fin tout devient très fixé. Je travaille avec des constructions d'espace-temps. J'aime le théâtre parce que le temps est élastique, vous pouvez l'étirer ou le comprimer, il peut être très bruyant ou très silencieux, etc. Je m'intéresse au thème et aux variations. Je pense abstraitement. Ce qui est proche de la façon dont la musique est construite. Je bâtis une oeuvre par couches transparentes. La couleur des lumières, ou la couleur de la voix, le rythme du geste, le mouvement d'un élément de décor, peuvent suivre différents tempos avec différentes textures et peuvent être envisagés de façon indépendante. Mais une fois mis ensemble, idéalement, ils se renforcent mutuellement ; ils sont plus forts ensemble qu'ils ne le sont séparément.
Il n'y a que deux lignes au monde. Il y a une ligne droite et une ligne courbe. Or les gens ont souvent du mal à se décider pour savoir ce qu'ils veulent. Regardez un costume, vous le voulez droit ou courbe ? En ce qui me concerne je vois une forme. C'est toujours de l'architecture. Ou bien une ligne droite, ou bien une centaine, que sais-je...


L'architecture classique, c'est un édifice et des arbres. Vous avez un édifice et devant vous mettez un arbre. Les tragédies grecques ont un choeur avec un protagoniste et un antagoniste au premier plan. Dans le ballet occidental vous avez un corps de ballet et une prima ballerina au premier plan, autrement dit un édifice et des arbres. Sur le plan audible la même construction peut se retrouver. Mon travail a toujours porté là-dessus. Le premier travail important que j'ai fait durait sept heures et était silencieux. Les Français l'ont appelé un “Opéra silencieux”. Ce qui a fait rire un célèbre critique du New York Times. Mais j'ai toujours pensé que c'était une bonne manière de décrire mon travail, parce qu'il consistait en silences structurés. Il était très inspirée de John Cage ; philosophiquement il avait quelque chose d'oriental. La lecture de Silence, le livre de Cage, a transformé ma vie pour toujours. Quand j'ai écouté sa Conférence sur le rien au début des années 60 cela m'a fourni un cadre pour presque tout ce que je fais actuellement. C'est très différent de la philosophie occidentale. Les idées occidentales, l'éducation occidentale remontent aux Grecs, aux Latins, à l'interprétation. Vous faites les choses pour une raison. Le facteur causal, la raison, voilà pourquoi vous marchez ou parlez d'une certaine façon ou peignez le décor d'une certaine façon. Je ne pense pas aux raisons. Je suis un Américain du Texas, et je suis superficiel. Je commence avec la surface du travail et c'est là que gît le mystère. Ce qui se trouve sous la surface, c'est autre chose. La chair est le matériau, et dans la chair se trouve l'os. La peau, la chair et les os, voilà une façon classique de structurer le temps et l'espace. Je mesure l'espace à la façon dont les peintres classiques l'ont toujours mesuré. Depuis les portraits, quelque chose de rapproché, jusqu'aux natures mortes, où l'on voit les choses d'un peu plus loin, et aux paysages, une chose vue de très loin. Acoustiquement c'est pareil : pour moi, tout est une construction d'espace-temps.


Pouvez-vous nous parler de la musique du spectacle ?


Robert Wilson : J'ai demandé à Dickie Landry, qui est un vieil ami à moi originaire de Louisiane, un grand musicien et un saxophoniste, de créer la musique pour Les Nègres. Il y a quelques années j'ai travaillé avec lui et Ornette Coleman. Ornette vient de Fort Worth, au Texas, et au départ j'avais l'intention de travailler avec lui, mais il est très âgé. Avec ce nouveau projet parisien je voulais présenter un monde acoustique différent. Il y a quelques semaines j'avais la première de Madame Butterfly à l'Opéra Bastille et avant cela j'avais Philip Glass avec Einstein on the Beach et CocoRosie avec Peter Pan. Chaque paysage sonore est très différent. Dick et moi nous nous entendons très bien dans le travail. Nous commençons tous deux par l'improvisation. Nous n'avons pas besoin de parler de la situation. Nous parlons du travail en termes très simples, plus lisse, plus tranquille, plus rapide, etc. Vous n'entendez jamais Dickie commencer à faire un son. Son travail est toujours surprenant. C'est comme attendre de voir le toast sauter hors du grille-pain (rires). Vous ne savez pas exactement quand quelque chose va arriver. Si vous attendez trop longtemps et trébuchez un temps, vous tombez. C'est entièrement une question de tempo.


Où en êtes-vous aujourd'hui de l'élaboration du projet ?


Robert Wilson : Pour le moment je m'occupe seulement de mettre au point le livret visuel et les indications pour l'univers musical. En août j'ajouterai du texte. De temps en temps, pour me donner une idée de ce que cela donnerait avec du texte parlé, je compte à haute voix : un, deux, quatre, trente-huit, soixante, ou parfois je récite les sonnets de Shakespeare, juste pour entendre comment cela serait d'avoir une voix là-dessus.

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