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Les Naufragés

+ d'infos sur le texte de Guy Zilberstein
mise en scène Anne Kessler

: Entretien avec Guy Zilberstein et Anne Kessler

Possession et pouvoir, les turpitudes du marchés de l’art


Les Naufragés est certainement la pièce plus noire que j’ai écrite et la plus noire que j’écrirai jamais, parce que la réalité y est plus présente que l’imaginaire. Elle pose une question très large : « Est-ce que l’art appartient à quelqu’un ? » « À personne ? »… « À tout le monde ? » Un galeriste, Golz, s’insurge contre l’idée que l’artiste puisse disposer de son oeuvre jusqu’à en obtenir la destruction. Tenter de répondre à cette question, c’est faire apparaître le monde de l’art, le marché, dans toute sa cruauté.
Je ne suis ni peintre ni vraiment collectionneur, mais j’ai beaucoup fréquenté les galeries et les salles de ventes. C’est un monde que je connais bien. J’ai connu ou croisé tous les personnages de la pièce à des époques et dans des circonstances très différentes et je me suis fait plus de mille fois le récit de leur destin tragique. Pourquoi ai-je voulu les réunir ? Pourquoi ai-je tenu à relier leurs histoires ? La réponse à ces deux questions, si je la connaissais, contiendrait le secret du mécanisme intime qui se déclenche au moment où l’on se décide à écrire une nouvelle pièce. Je ne dispose que de quelques indices.
Le théâtre me paraît, paradoxalement, le lieu de la vérité, de la réalité, où l’on fait l’aveu des turpitudes humaines. Il s’agit moins d’un espace de représentation que d’un espace de reconstitution. Je préfère la notion de témoin à celle de spectateur. J’ai convoqué autoritairement les personnages pour qu’ils exposent au public, en public, une situation, des faits, des actes qui ne sont troublés par aucune subjectivité. Ce dispositif m’effraie mais je me suis contraint à l’adopter car il dispense le spectateur / témoin, du doute sur le récit. « J’ai vu ce qui s’est passé », dira-t-il en quittant la salle. « J’ai vu, et je n’ai rien pu faire. ». Comme l’auteur.
L’auteur, le créateur, l’artiste, le peintre… c’est celui « qui n’a rien pu faire ». Celui qui a seulement observé et rendu compte avec ses mots, avec ses formes, avec ses couleurs. Voilà son drame. Picasso n’a pas arrêté la guerre d’Espagne avec Guernica et la force du tableau vient de cette frustration. Sa beauté résulte de l’émotion inconsolée de l’artiste. Créer, ce n’est pas agir, c’est prévenir. Prévenir, dans les deux sens du terme : alerter, désigner le danger ou bien encore orienter le regard vers le beau, mais prévenir c’est aussi bloquer la récidive, devancer le mal. Picasso, avec Guernica a-t-il pu empêcher toutes les guerres ? Certainement pas, mais il a signé son témoignage accablant contre la barbarie, et l’humanité dispose alors d’une pièce capitale pour instruire le procès de la bestialité.
Voilà pourquoi Golz, le galeriste, fait le sacrifice de sa vie. Il ne peut tolérer la destruction des toiles du peintre Sismus, même par la volonté du créateur. Il ne sauve pas seulement la beauté. Il sauve le sens. Je crois que c’est à cette conclusion que je souhaitais parvenir.
Guy Zilberstein


Créer un équilibre entre réalité et fiction


J’aime faire découvrir des univers singuliers. Je me suis immergée dans un univers que je ne connaissais pas pour aller au plus près de la réalité. Dans un mouvement de va-et-vient incessant entre la fiction et la réalité. La réussite d’un spectacle tient à l’équilibre d’une double dimension : on est en même temps dans le lieu de la représentation, un lieu très convenu et très codé, et dans celui de la fiction.


Pour ma part, lorsqu’un spectacle me marque, je me souviens parfaitement de la place à laquelle j’étais assise, des gens à côtés desquels j’étais. Pourtant, j’étais complètement impliquée dans la fiction. Cette articulation m’intéresse particulièrement, surtout lorsqu’elle se répercute dans la vie, quand on croise des personnes qui nous rappellent celles qu’on a pu rencontrer dans la fiction. Cette reconnaissance est identique à la sensation que l’on peut ressentir face à un tableau. Par exemple lorsqu’on découvre une ville à travers un tableau et qu’on retrouve, en y allant, cette image antérieure. C’est de là que vient mon affection pour un théâtre qui nous fait découvrir à travers la fiction un milieu déterminé avec des individus particuliers, un galeriste, un commissaire priseur, une vente aux enchères, ses faces cachées… Ce n’est possible qu’au prix d’une immédiateté dans le jeu.


Pour Les Naufragés, dès la première lecture avec les acteurs, nous avions affaire à des gens. C’est extraordinaire de travailler avec des interprètes aussi justes, ils ont une telle gravité et une telle virtuosité naturelles qu’ils peuvent être d’une grande légèreté. La première lecture est ce qu’il y a de plus merveilleux pour moi. Après, tout est fait pour revenir à ce premier jet. Je les accompagne plus que ce que je les dirige - même si c’est là une manière d’envisager la direction d’acteurs ! Une bonne répétition, c’est précisément lorsque rien n’a été abîmé, qu’aucune porte n’a été fermée. Je suis sensible à ne pas bloquer le processus, fragile, qui nous permettra de retrouver ce qui a jailli de façon inconsciente. Ce cheminement nécessite une grande maîtrise. Il faut mettre l’acteur dans une position de spontanéité et d’écoute permanente avec les autres. Je citerais une phrase du réalisateur Nicolas Ray qui me hante : « Tout metteur en scène se doit de donner aux spectateurs un sentiment exacerbé de la vie. » Je crois que là, on y est.


Composer un tableau vivant


Ce que j’admire chez Yves Bernard, c’est qu’il tient toujours compte de l’architecture du théâtre dans lequel il crée son décor en parvenant à transmettre une vraie sensation d’équilibre. Là en l’occurrence, je lui demandais une continuité de la salle à la scène pour qu’il n’y ait pas de rupture. Ensuite, sachant qu’il a, comme Guy Zilberstein, une certaine résistance face au réalisme, il a transposé ce salon d’hôtel de la côte normande en un espace poétique, en privilégiant une dimension très vivante que je désirais. Le spectacle se déroule dans un lieu fixe, sans changement de décor, mais la vie passe par les couleurs, les matières, les lignes, les proportions.


À l’intérieur de cet espace, je fais naître des micro-espaces. La lumière a là une importance capitale. Je dirige pour cela les comédiens comme si nous étions sur un plateau de cinéma avec une caméra réduisant les angles de vue. Je délimite l’espace à des zones qu’ils ne doivent pas dépasser, recentrant chaque scène sur un décor que je crée à l’intérieur du « grand » décor. Vu qu’il s’agit du monde de l’art, l’enjeu est de nous rapprocher de personnages dans un tableau. Ce à quoi je ne veux pas toucher, c’est au rapport de l’acteur à l’auteur afin qu’il reste direct. Ma place réside dans un regard extérieur sur l’équilibre de l’image. C’est effectivement très dessiné dans l’espace afin que leur parole puisse être très libre et spontanée. La mise en place des déplacements et des positions est une façon d’éprouver le tableau.
Je voulais absolument rendre compte de la fascination générée par le monde de l’art, le décor devait donc jouer sur le fantasme qu’il suscite, le côté glamour. On est d’emblée dans un salon d’hôtel mais aussi dans un lieu de passage, un endroit neutre où une tragédie va se dérouler. Le fait que le lieu soit beau et élégant, rend d’autant plus percutante la face sordide qui se cache derrière. Comme chez Bergman où les acteurs sont sublimes, l’image est magnifique, mais l’apparence dissimule des matières nauséabondes. Cette ambivalence crée un trouble fascinant, on a moins de résistance face à ce qui se joue devant nous et on y adhère plus facilement.
Anne Kessler


Propos recueillis par Chantal Hurault, chargée de communication et Laurent Codair, attaché de presse au Théâtre du Vieux-Colombier.

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