: Entretien avec Sylvain Creuzevault
Propos recueillis par David Sanson
Après Les Démons, L’Adolescent avec les étudiants de l’éstba, Crime et châtiment que vous avez travaillé avec un groupe d’amateurs à Bobigny, les Carnets du sous-sol avec des amateurs de Tulle, Brive et Limoges, quel cheminement vous a mené aux Frères Karamazov, et au Grand Inquisiteur ?
Sylvain Creuzevault : On a croisé Dostoïevski sur notre chemin
et on a fini par se dire qu’il y avait là une matière telle qu’il
nous fallait stationner dans cette œuvre qui était comme un
point de tension entre, d’une part, notre chemin de création
des pièces « historiques » (sur une certaine histoire du socia-
lisme) et, de l’autre, sa propre puissance, les questions que
cette œuvre soulève en termes d’adaptation pour le théâtre,
de jeu des acteurs. Si on est resté plus longtemps que prévu
avec Dostoïevski, c’est parce qu’il y a là vraiment quantité de
choses qui travaillent - qui nous travaillent, qui le travaillent, et
auxquelles on travaillait : la relation socialisme/christianisme,
la relation liberté/nécessité, solitude/société...
Construire une adaptation pour le théâtre de ce qu’on appelle
« une grande œuvre littéraire » requiert un art de la découpe,
de se faire charcutier. Le passage de la littérature au théâtre ne
se situe pas simplement dans la lettre du texte, au contraire : à
trop vouloir en respecter la lettre telle quelle, on en tue l’esprit.
L’infidélité – jusqu’à la torsion – est une pratique nécessaire
pour retrouver un esprit théâtral dostoïevskien. Il y aurait donc
trois grands axes : le travail de mise en scène ; l’art de l’acteur,
passionnant au vu des tensions, saturées de contradictions,
présentées dans chaque personnage ; et puis le chemin métaphysique, politique, que son œuvre meut.
Nabokov, qui ne portait pourtant guère Dostoïevski dans son cœur, saluait en lui un « maître du suspense » : l’intrigue policière qui est au cœur des Frères Karamazov a-t-elle fourni une trame que vous avez suivie ?
Sylvain Creuzevault : Oui et non. Oui, Dostoïevski écrit des
romans d’une certaine façon policiers, comme Crime et châ-
timent ou Les Frères Karamazov. Mais ce n’est pas écrit du
point de vue d’une caméra objective, qui aurait pour intérêt
de perdre le spectateur ou de produire le plus de suspense
possible, mécaniquement. Avec lui, le plus délirant, c’est de
passer un moment de combat psychologique et physique avec
chaque personnage et leur conscience, de voir comment nos
actes travaillent nos corps. Les acteurs savent depuis deux ans
qu’ils vont jouer les Karamazov : quand on se met autour de la
table, il y a une connaissance du texte qui est assez profonde.
On s’amuse à construire des adaptations, des structures qu’on
prépare à la table pendant deux ou trois heures puis on passe
au plateau. C’est ce palimpseste, ce mille-feuille, qui produit
au fur et à mesure ce qu’on va faire.
Mais notre chemin continuera bientôt, et après avoir stationné
quinze ans dans le XIXe siècle, on passera au XXe. La grande
œuvre qui va nous servir de lanterne, ce sera L’Esthétique de
la résistance de Peter Weiss.
Des 1300 pages des Frères Karamazov, vous avez extrait ce chapitre, Le Grand Inquisiteur, qui en est l’épisode le plus fameux, pour en faire un spectacle autonome...
Sylvain Creuzevault : Le Grand Inquisiteur est une sorte de
nuit philosophique. Ce qui m’a frappé dans le texte, c’est le
fait que Jésus, c’est la liberté, et c’est la tentation. Être libre,
c’est être tenté. Le Grand Inquisiteur parle de la soif des êtres
humains de se libérer de ces tentations auxquelles ils sont
fatigués d’être trop soumis. C’est un frère qui raconte à l’autre
un poème, une scène qu’il a imaginée entre un cardinal Grand
Inquisiteur en Espagne, à Séville, au XVIe siècle, au moment le
plus terrible de la puissance de l’Eglise de Rome, et le Christ,
de passage sur terre. Ivan et Aliocha ne se connaissent pas
très bien, ils se sont très peu vus quand ils étaient petits, et ils
ont eu des devenirs vraiment contradictoires, opposés. Aliocha se présente comme un novice (il est rentré au monastère,
il veut se faire moine) et l’autre, Ivan, est un intellectuel, un
savant ; l’un semble adorer Dieu, l’autre semble être athée.
Mais chez Dostoïesvki, tout est toujours plus complexe qu’il
n’y paraît, et en réalité, ils cherchent Dieu tous les deux. Dans
« Les frères font connaissance » et « La rébellion », les deux
chapitres qui précèdent, Ivan raconte à son frère pourquoi il
veut bien accepter l’idée de Dieu, mais pourquoi il refuse son
monde ; pourquoi il refuse un monde qui produit autant de
violence, notamment sur les enfants. Pour lui, si l’harmonie
éternelle est achetée au prix de la souffrance d’un seul enfant,
le pardon chrétien est inadmissible, il lui faut une vengeance,
et une vengeance maintenant, pour apaiser ses souffrances. Ce
n’est pas un rachat ultérieur ou une harmonie éternelle, dans
le Salut, qui pourra lui faire accepter ce monde...
Mais leur recherche de Dieu est fondée sur autre chose que sur
la recherche intellectuelle, sur un parcours métaphysique. Elle
vient aussi d’un rapport au père. « J’accepte Dieu mais pas son
monde », cela revient à dire : « J’accepte le père (parce que je ne
peux pas le refuser) mais je n’accepte pas son monde. » Toute
cette conversation entre ces deux frères qui se connaissent peu
pourrait être lue aussi comme une sublimation métaphysique
de leur rapport à leur famille, à leur propre père, qui a abandonné ses enfants, les a maltraités, et dont les enfants savent
qu’il a maltraité, violenté et trahi leurs mères... Quand Ivan
raconte tout ça à Aliocha, il lui parle pour lui dire : « J’abhorre
ta clémence, la clémence que tu as pour le père » – parce
qu’Aliocha, lui, défend le père.
Le sous-texte politique est d’ailleurs tout à fait frappant...
Sylvain Creuzevault : Chacun de nous, lorsqu’il aborde un tel
texte pour la première fois, est renvoyé à ce que lui dit le texte,
à des sphères qui lui sont propres. Nous, évidemment, avons
tendance à entendre son écho moderne, politique, dans le
gouvernement des hommes par exemple. Mais dans le champ
théologique, cela reste très puissant.
Encore une fois, ce qui m’a frappé en lisant ce texte – c’est
d’ailleurs l’une des choses les plus importantes, parce que cela
nous touche directement tant ça se referme aujourd’hui –, c’est
cette idée que la liberté, c’est la tentation. Si nous refusons que
des tentations se présentent à nous, nous refusons en même
temps notre pouvoir de liberté. « Être tenté, c’est être libre ».
Veut-on le miracle matériel (les pierres transformées en pains),
le mystère du ciel (se jeter dans le vide et que les anges nous
portent) et l’autorité (régner sur la terre entière) ? Veut-on
admettre d’être séduit pour être libre de répondre non ? Ou eut-on qu’on ne nous pose même plus ces questions ? Pendant
cette nuit, ce dialogue philosophique se prête à une multitude
de traitements. Jésus peut prendre la forme d’un prisonnier
politique, on pourrait imaginer une mascarade, un cabaret,
dans lequel Jésus et le Grand Inquisiteur prendraient la forme
de certaines grandes figures historiques ; mais tout aussi bien,
cela pourrait être deux penchants d’une même personne, dans
un moment de grande angoisse la nuit.
Justement, en termes de traitement dramaturgique et scénique, à quoi va ressembler cet « épisode », et comment s’articule-t-il par rapport aux Frères Karamazov ?
Sylvain Creuzevault : Pour l’instant, on cherche, on travaille.
Chez Dostoïevski, le plus haut conflit dialectique est toujours
lové dans une farce. Les tensions, quelle que soit leur qua-
lité, sont toujours à deux doigts de se retourner dans leur
inverse - et soudainement. On peut très bien l’imaginer comme
la construction d’un moment scénique abstrait, extrêmement
simple. On peut l’imaginer aussi dans les coulisses d’un cabaret. Dans les vestiaires se succèdent des figures inquisitoriales
avec des tronches connues, des têtes politiques par exemple,
sur un mode pas sérieux, assez farcesque, dostoïevskien. Il y
a un côté cabaret de chien dans tout ça. D’un autre côté, la
pensée de l’Inquisiteur surpasse toute incarnation (sa ruse !)...
Evidemment, notre Grand Inquisiteur aura des conséquences
sur le traitement de l’adaptation des Frères Karamazov. Nous
consacrer à faire Le Grand Inquisiteur dans une forme autonome
nous invite à trouver une autre solution pour faire exister ce
dont Le Grand Inquisiteur est porteur dans notre adaptation
théâtrale des Frères Karamazov, sans sa présence formelle.
« Ce qui est redoutable chez Dostoïevski, c’est que puisqu’on veut que toute âme puisse être sauvée, on finit, en lisant ses livres, par développer... une foi », déclariez-vous en 2018 au moment des Démons... Où en êtes-vous de ce côté-là ?
Sylvain Creuzevault : Chaque fois que je trouve une raison de croire, elle arrive en jonglant avec des raisons de ne pas. Lors- qu’un sentiment de ferveur m’étreint, il porte un bonnet avec au bout une clochette d’inanité. Plus je fréquente Dostoïevski, plus j’ai de plaisir à le quitter.
- Propos recueillis par David Sanson, juillet 2020
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