theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Les Emigrés »

Les Emigrés

+ d'infos sur le texte de Slawomir Mrozek traduit par Gabriel Meretik
mise en scène Alain Alexis Barsacq

: Le metteur en scène

AA.– Nous vivons là comme deux bactéries à l’intérieur d’un organisme. Deux corps étrangers. Des parasites. Ou encore pire : deux microbes pathogènes. Des vibrions, des bacilles de Koch, des virus, des gonocoques. Quelque part dans des boyaux. Un gonocoque en compagnie d’un protozoaire.
XX.– Tu veux parler de moi ?



En ce soir de réveillon, on ripaille à tous les étages pour fêter joyeusement le Nouvel An, sauf au sous-sol, cave insalubre aux parois lépreuses de béton brut, où ont trouvé refuge deux émigrés dont nul ne sait d’où ils viennent ni comment ils ont pu échouer en ce lieu improbable. Tout sépare ces deux déracinés sans nom qui n’ont pour tout bagage que le souvenir d’un ailleurs commun qu’ils se sont vus contraints de quitter. L’un (AA) est un intellectuel, exilé politique, attaché aux seules choses de l’esprit. Volontiers cynique et manipulateur, il use à satiété de beaux discours et se laisse griser par l’envol de ses hautes pensées philosophiques. L’autre (XX) est un ouvrier, farouchement matérialiste et apolitique, obsédé par le travail et le petit pécule qu’il se constitue sou après sou pour en mettre plein la vue à ses voisins lorsqu’il rentrera au pays. Aucun événement extérieur ne venant troubler leur cohabitation — hormis la lointaine rumeur de la fête qui bat son plein dans les étages —, les rapports entre cet ouvrier à la fois abruti et matois et cet intellectuel imbu de lui-même mais vulnérable ne peuvent tourner qu’au pur duel psychologique, à l’affrontement féroce et souvent cruel de deux visions du monde qu’une situation partagée de perdition et de solitude ne parviendra jamais à réconcilier : aux yeux du prolétaire, l’intellectuel n’est qu’un parasite social, un incapable, un être méprisable ne se nourrissant que de mots et d’idées fumeuses ; pour l’intellectuel, l’ouvrier est un rustre ignare et grossier, que son aveuglement pousse absurdement à vénérer l’exploitation dont il est objectivement la victime.


D’abord il y a une situation unique, celle de deux « corps étrangers » tout autant enfermés en eux-mêmes que dans l’infect trou à rats où ils se protègent vaille que vaille d’un extérieur hostile. Cette situation, nous la qualifions volontiers d’absurde ou de grotesque, car nos deux spécimens sont discoureurs et s’entêtent à cultiver l’erreur, la mauvaise foi, l’illusion, le néant. Beckett, Ionesco, pensons-nous presque par réflexe. Certes. Mais ne nous aveuglons pas. Il y a avant tout dans cette pièce une réalité parfaitement inacceptable, qui nous est donnée à voir de beaucoup trop près, dans une intimité choquante, et qui pour le coup se charge d’un parfum de catastrophe . Et qui plus est, une réalité actuelle, même si les deux émigrés de Mrozek s’inscrivent dans le contexte de la guerre froide, à présent révolu. Révolu, mais pas dépassé. L’Histoire – avec sa grande hache, comme disait Perec – a changé de trajectoire, voilà tout, et son nouveau cours – la mondialisation, disons pour simplifier, et les périls divers qu’elle suscite – laisse sur le bord du chemin tout autant, si ce n’est plus, d’exclus, d’émigrés, d’exilés, de marginaux, d’expatriés, de déplacés, de déracinés, que par le passé. Cela, nous le voyons, c’est vrai, mais de loin – Sangatte – ou vite fait en passant, sur un trottoir ou dans une station de métro. Ce qui dérange chez Mrozek, c’est précisément qu’il nous propose de nous arrêter, sans nous esquiver, et d’être confrontés à l’énigme d’une tragédie dont la fatalité est bien plus sociale et intellectuelle que métaphysique ou psychologique.


Après, mais seulement après, il y a le miroir que l’on nous tend, dans lequel nous pouvons nous reconnaître et contempler à loisir la fragilité de notre condition humaine, la précarité de notre liberté, la vanité de nos jugements, la misère de notre quotidien, etc. Sans en abuser, toutefois, car pleurer sur notre propre sort, ni même rire de nous-mêmes, exercices somme toute salutaires, ne sauraient nous détourner à bon compte de ce qui, qu’on le veuille ou non, fait problème. Se voir soi-même dans la figure de l’émigré, de l’aliéné, bref, de l’autre, c’est au bout du compte, le nier, l’escamoter, le faire disparaître. Pour autant que je puisse en juger, le projet de Mrozek est, au contraire, de nous imposer sa présence, la réalité tangible et charnelle de son existence.


Et enfin, il y a le rire, ce rire très singulier de Mrozek, que je définirais comme un rire de l’intelligence, je veux dire par là un rire que l’intelligence exerce à ses propres dépens, en brocardant sans merci toutes les idioties qu’elle est capable de produire, en se gaussant de toutes les impasses sophistiquées et souvent séduisantes qu’elle s’ingénie à construire. Bref, un rire qui ne frappe pas ad hominem mais attaque comme l’acide d’une eau-forte les faux fondements de la conscience. De ce point de vue, Mrozek est beaucoup plus proche de son compatriote Gombrowicz que des tenants du théâtre de l’absurde. C’est le rire d’un homme qui sait que l’existence est sans consolation.

ALAIN BARSACQ

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.