: Entretien avec Guy Cassiers
Propos recueillis par Laurent Muhleisen
Laurent Muhleisen. Comme la plupart des grands romans de Dostoïevski, Les Démons sont une œuvre extrêmement polyphonique, juxtaposant, entre-croisant récits, analyses, descriptions... Quelles sont les thématiques qui ont servi de point de départ à l’adaptation d’Erwin Mortier, à la réflexion dramaturgique que vous avez menée avec Erwin Jans, et à votre travail de mise en scène ?
Guy Cassiers. Oui, l’œuvre est
polyphonique ; c’est-à-dire qu’on y
entend un chœur où chaque voix
a sa propre ligne distincte des
autres. Ce que je souhaite dans
le spectacle, c’est que le public
trouve son propre chemin entre
ces voix et ces idées en perpétuel
combat les unes avec les autres.
Dostoïevski construit un véritable
dialogue qui doit permettre au
lecteur de réfléchir à une société
qui fonctionne mal. Le point sur
lequel il se focalise est le nihilisme ;
comment survient-il, quels en sont
les dangers ?
Aujourd’hui aussi,
l’Europe, le monde entier traversent
une période historique où les idéalismes, les idées philosophiques
ou politiques ne constituent
plus des références, des points
de repère pour les membres du
corps social. Ces moments
d’incertitude laissent le champ
libre à des individus qui profitent
de la situation pour annoncer
qu’il faut tout détruire et affirment
que grâce à eux, tout va changer,
qu’ils sauveront le monde de la
décadence et régleront tous nos
problèmes.
Le phénomène du
populisme s’accompagne toujours
du culte de la personnalité.
C’est cette spirale négative que
Dostoïevski décrit déjà de façon
extrêmement fine dans
Les Démons. On est prompt à
dénoncer de nos jours toutes
sortes de menaces venues de
l’extérieur, ce faisant, on ne songe
jamais que le vrai terrorisme vient
de l’intérieur, du cœur de notre
société ; il est domestique, ce qui
le rend d’autant plus dangereux.
L.M. Qui dit populisme et manipulation, dit également ressentiment. L’un des ressorts de l’action des Démons est le conflit entre deux générations, celle de Stépane Verkhovenski et Varvara Stavroguina d’un côté, et celle de leurs enfants Piotr et Nikolaï de l’autre...
G.C. La force de Dostoïevski dans
Les Démons est d’émailler son récit
d’innombrables petites anecdotes
impliquant ses personnages,
comme dans un soap. Dans ce
contexte, l’un des ingrédients les
plus efficaces pour séduire et
captiver le lecteur, le faire entrer
dans le récit, c’est de raconter des
histoires de famille. Dostoïevski met
donc en scène deux générations :
la génération des pères, qui n’a
jamais fait que parler, est devenue
stérile, elle n’a rien produit de
concret, ce que dénonce la génération des fils, laquelle, de son
côté, refuse de prendre la moindre
responsabilité pour travailler à
un nouveau modèle.
Au sein même
de la cellule familiale, on voit donc
se mettre en place un processus
de destruction, de déconstruction.
C’est ce processus de déconstruction
que nous essayons de reproduire
sur scène, physiquement.
L.M. Les Démons décrivent un monde qui se détruit de l’intérieur, à l’endroit même où il se croit protégé. Comment cet élément scénographique qu’est le Crystal Palace (monument de verre et d’acier construit à Londres pour l’exposition universelle de 1851, et que Dostoïevski avait visité dix ans plus tard) accompagne-t-il ce mouvement ?
G.C. Le Crystal Palace symbolisait
pour Dostoïevski le danger d’une
civilisation qui n’est plus humaine.
Il représente une impasse.
Ce
Palais de cristal évoque pour moi,
au début du spectacle, un espace
vide. Dans cet espace, nous
créons, en direct, beaucoup
d’images, qui sont toutes des
illusions, car ce qu’elles représentent n’est, physiquement,
pas là ; il s’agit du monde de
Varvara et de Stépane. La jeune
génération viendra détruire ce
code.
Dans cet espace, tout en
transparence et en effets de
miroirs, chaque personnage
est vu sous un certain angle.
Mais le plateau est aussi peuplé
de caméras qui, simultanément,
offrent un point de vue différent
sur chaque personnage. Le public
est invité à entrer dans un monde – le monde ancien – qui semble
riche, ouvert, léger, agréable, bien
qu’il ne soit qu’une construction
mensongère.
En réalité, tout le
monde porte un masque. Grâce à
l’effet d’illusion des images filmées
en direct, projetées sur de grands
panneaux, le spectateur croit
que les personnages se parlent
les yeux dans les yeux, alors même
que sur le plateau, il les voit se
tourner le dos. Ce procédé invite
le public à s’identifier à ce monde
illusoire ; il pourra se laisser
séduire par la façon dont la magie
des images opère, il « marchera ».
Mais, progressivement, il se trouvera confronté à la nouvelle génération, celle qui affirme qu’il faut
tout détruire. Il pourra alors se
demander pourquoi il s’est laissé
séduire et manipuler aussi
facilement. La réalité, comme de la
glace qui fond, va progressivement
se déliter, se décomposer, sans
qu’aucune illusion ne puisse
la sauver.
L.M. Les figures de Nikolaï Stavroguine et de Piotr Verkhovenski sont centrales dans le roman et dans votre spectacle. Sont-ils pour vous les deux revers d’une même médaille ?
G.C. Absolument. Piotr analyse
toutes sortes d’idéologies, mais
n’adhère à aucune. Tout ce qu’il
entreprend est dirigé contre son
père, et tous ceux qui n’adhèrent pas
à son programme de destruction.
Piotr est l’alter ego de Nikolaï ;
mais si Piotr rêve de détruire le
monde de Stépane, Nikolaï, d’une
certaine façon, se satisfait de
son sort. Et s’il est trop intelligent,
trop indifférent aussi pour se
laisser manipuler, il est en revanche
conscient de la fascination qu’il
exerce sur les autres, hommes
et femmes, et ne se prive pas d’en
jouir, par l’intermédiaire de Piotr,
par pur jeu. La réalité très crue de
la fin du roman, c’est que presque
tout le monde est mort, sauf Piotr,
prêt à recommencer ses méfaits
ailleurs.
Le mal poursuit son œuvre.
Rien n’est réglé.
L.M. Votre travail se caractérise par le croisement du travail de l’acteur avec l’utilisation de nouvelles technologies, de la vidéo, de l’image, de la lumière, du son, de la musique. Comment ce croisement s’est-il opéré avec les acteurs de la Troupe ?
G.C. Au début de chaque processus
de répétition, je m’efforce de créer
avec les acteurs les conditions permettant de trouver un chemin
commun pour construire le spectacle. Ce que je leur demande, et
qui n’est pas toujours simple, c’est
de ne pas être uniquement en
charge du personnage qu’ils
jouent, mais aussi du film, des
images qu’ils créent, en live, sur
scène.
Ils jouent leur personnage
en même temps qu’ils le mettent
en scène, ils sont les éditeurs de
leur propre film, à la différence
que, contrairement au cinéma,
la phase de montage n’existe pas
ici. Tout est produit et montré en
direct. La difficulté pour eux, c’est
qu’ils ne jouent jamais directement
avec leur partenaire, les yeux dans
les yeux pour ainsi dire, tout en
sachant que le spectateur, par le
truchement des images, peut avoir
cette impression.
D’un point de
vue dramaturgique, ce procédé
tend à rendre compte du passage
progressif d’une illusion séduisante
à l’anéantissement brutal d’un
monde. À la fin, on ne voit plus
que les acteurs, réels, sur scène,
et tous les éléments liés aux
images ont disparu.
Au fur et à
mesure que la manière de raconter
ce monde est détruite, les comédiens gagnent en physicalité. Il
existe cependant une troisième
étape, à la fin du spectacle, où
même cette physicalité live des
acteurs n’existe plus. On se
retrouve alors dans un monde
amorphe où les personnages se
fondent les uns dans les autres,
et où l’on ne voit plus que leurs
démons, leurs idées morbides,
rassemblés en un seul visage.
Il s’agira de montrer comment
les démons ont triomphé des
personnages sur scène.
- Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française
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