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Les Cercueils de zinc

mise en scène Jacques Nichet

: Lettre aux spectateurs

J’ai longtemps cherché la prochaine pièce que j’allais mettre en scène. J’avais beau fouiller, lire des comédies ou des drames, le livre me tombait des mains… Sans savoir pourquoi… Le croiriez-vous, nous sommes souvent persuadés que nous n’arriverons jamais à trouver la pièce qui nous correspond, qui nous parle, qui nous attend !


L’angoisse redoublait, et brusquement, dans un coin de ma bibliothèque, oublié, un livre m’a fait signe : Les Cercueils de Zinc de Svetlana Alexievitch.


Tout devenait clair pour moi : Après le onze septembre, qui sera le vrai début du XXIème siècle, je ne pouvais plus (temporairement, sans aucun doute) me laisser porter par une fiction. Devant l’enchaînement de la violence inextricablement liée à la terreur, j’avais besoin de repartir d’une « pièce de réalité », d’un document.


Je n’avais pas simplement oublié le livre, mais la guerre elle-même. Elle était, à ma grande honte, comme « sortie de ma tête ». Pourtant cela a réellement eu lieu : l’Armée Rouge a effectivement envahi l’Afghanistan entre 1979 et 1989 ! Voilà que je découvrais ainsi qu’une guerre chasse l’autre. On passe toujours à la suivante. L’Actualité efface sur le tableau noir du passé les anciens morts et inscrit d’autres chiffres macabres qui seront effacés à leur tour, dès le surlendemain. De combien de guerres Africaines nous souvenons-nous ? Nous avons appris à zapper les guerres avec une telle régularité que nous ne savons plus, au fond, ce que c’est !


Et quand on lit Les Cercueils de Zinc, on se retrouve soudain là devant !On se retrouve, la douleur en moins, dans le même état de stupeur et d’indignation que ces femmes russes à qui, sans crier gare, des militaires apportaient un cercueil verrouillé. Leur fils, leur mari sont dedans. Elles ne pourront plus les revoir, les embrasser une dernière fois. Elles n’ont devant elles qu’un objet encombrant, hermétiquement fermé, silencieux.


Je n’ai retenu, de ce livre bouleversant, que des témoignages de femmes. La guerre prend un visage de femme. La majorité d’entre elles n’est pas allée en Afghanistan, ne connaît pas ce pays, ne comprend pas les raisons de l’invasion soviétique - un peu comme nous les spectateurs, en somme.


Elles ne peuvent que répéter ce qu’on leur dit officiellement, ce qu’elles ont entendu dire ou ce qu’elles croient savoir. Certaines refusent que leur fils (les gamins avaient entre 18 et 20 ans !) soient morts pour rien. Elles s’accrochent à l’idée que ce sont des héros qui ont sacrifié leur vie à la libération d’un pays frère, que ce sont les dignes successeurs des Anciens Combattants de la grande guerre patriotique, les destructeurs du nazisme. D’autres découvrent, peu à peu, la honte, l’inutilité, l’impréparation, la sauvagerie d’une invasion coloniale.


Il y a eu un million de morts environ du côté Afghan et quatre millions de réfugiés – pendant les dix années d’occupation soviétique et je les avais oubliés ! De même que je ne me souvenais plus du nombre de tués dans l’Armée Rouge : 15 000.


Non pas 15 000 morts mais quinze mille fois une mort.
Non pas un million de morts mais un million de fois une mort.


Svetlana Alexievitch écoute chaque fois une mère différente, isolée dans son malheur. Elle entend, elle nous fait entendre sa voix - sa voix unique et irremplaçable. En lisant des mots, on entend un ton, une inflexion - presque le grain de la voix. La parole et l’écriture se confondent ; et je ne suis pas sûr que ces pages soient la simple retranscription d’un enregistrement. La journaliste a su condenser l’expression en lui conservant sa force orale.


Ces femmes sous l’effet de la douleur mais aussi pour la refouler, parlent pour ressaisir à vif l’être à jamais perdu. Les mots les relient à leur enfant, à leur mari. Elles réinventent pour eux un genre de littérature : « Tombeau », « Mémorial », sans aucune prétention littéraire : d’une manière intime et épique à la fois, elles racontent une bataille perdue, leur vie brisée.


Trois comédiennes vont saisir ces voix à vif. Christine Brücher, Océane Mozas et Stéphanie Schwartzbrod n’interprèteront pas des personnages mais leurs témoignages. Vous n’entendrez pas tant des porte-paroles que des voix retrouvées par le corps, l’émotion, le jeu. Toutes ces figures nous inviteront à imaginer ce qui se joue derrière ce qu’elles disent et ce qu’elles ne disent pas.


Avec le scénographe Jean Haas, nous les installerons à la fois dans un « lieu véritable » et dans un « paysage mental ». Nous avons acheté une quinzaine d’anciens pupitres d’écolier et ces femmes reviendront dans une salle de classe, comme après une explosion : tout sens dessus - dessous. A la craie sur le tableau noir décroché et pendant, un seul mot : vérité, en minuscule.


On se souvient de la devise du Journal officiel La Pravda : La Vérité vaincra, un aphorisme de Lénine.
A la Vérité, ces femmes répondent par leurs vérités à elles. Elles n’ont pas pu faire sauter le verrouillage du cercueil : elles déverrouillent leur parole. Liberté contagieuse ! Svetlana Alexievitch a joué un rôle considérable dans l’ébranlement du système Soviétique. A la parution de son livre, en 1991, elle changeait chaque soir de domicile, tant elle était menacée pour avoir transcrit des vérités qui n’étaient pas bonnes à dire. (Elle poursuit cette même exigence en publiant La Supplication, à propos de la catastrophe de Tchernobyl). Cet élan libérateur qui traverse Les Cercueils de Zinc empêche tout mélodrame. Les textes sont très émouvants, mais jamais doloristes, repliés sur eux. Il y a une extraordinaire tonicité qui, paradoxalement, nous donne du courage et envie de réagir, de témoigner devant ce qui aujourd’hui est une figure de notre destin : la guerre programmée à l’avance, planifiée, qui semble faire partie du nouvel « ordre » mondial.

Jacques Nichet

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