: Entretien avec Arthur Amard, Rémi Fortin, Simon Gauchet et Blanche Ripoche
Réalisé par Lucie Madelaine
Le Beau Monde raconte l’histoire d’un rituel qui commémore les pratiques et gestes du XXIe siècle. Comment imaginez-vous le monde où prend place cette tradition ?
Arthur Amard, Rémi Fortin, Simon Gauchet et Blanche Ripoche : Ce rituel de mémoire est
destiné à être célébré tous les soixante ans, de
génération en génération. Les personnes qui
le pratiquent auraient comme assemblé des
fragments retrouvés çà et là. Ceux-ci témoignent
des gestes anodins de nos vies, de certains
événements, de chansons qui restent dans un
coin de tête. Pour les habitants de ce monde
futur, plusieurs de ces gestes ne font plus sens,
comme par exemple danser un slow.
Ils et elles
essaient donc de réaliser des mouvements et de
les incarner avec le plus grand sérieux, parfois
même de façon chirurgicale. Mais le sens n’y est
pas. Pour nous, en tant qu’acteurs et actrices, il
s’agit du même sérieux que celui des enfants qui
décident de jouer aux pirates. À vrai dire, dans
ce spectacle, nous ne disons pas grand-chose
de ce monde futur où ce rituel existe. Le regard
n’était pas, à notre sens, porté sur ce point. Ce
monde lointain ne semble peut-être pas avoir
le même système de valeurs que le nôtre car le
théâtre n’existe plus, tout comme les larmes...
Mais les circonstances de ces disparitions ne
sont pas racontées. Il s’agit seulement d’un pas
de côté pour mieux regarder notre présent. Nous
souhaitions ouvrir un espace encyclopédique et
tisser une petite anthropologie de notre époque.
Comment avez-vous choisi les quarante-six fragments « retrouvés » du XXIe siècle ?
Tout d’abord, lorsque nous avons entamé
l’écriture de ce projet, nous avions en tête
une intention de lecture plus acérée de notre
monde. Pour écrire, nous cherchions à nommer
ce qui fait émotion chez chacun d’entre nous.
Ces fragments sont délibérément subjectifs et
singuliers. Nous les avons écrits à huit mains,
depuis nos sensibilités et nos expériences
respectives. Nous nous sommes demandé
ce que nous garderions de nos vies. Alors la
tendresse de nos mondes nous est apparue,
presque malgré nous.
C’est la fragilité des émotions jaillissantes que
nous souhaitions transmettre à ces habitants
d’un futur incertain. Nous nous racontions
qu’en retrouvant ces quarante-six fragments,
ils pourraient alors retisser quelques fils d’une
humanité perdue, avec la même méticulosité
que celle prêtée à des fouilles archéologiques.
« Devons-nous raconter et garder la trace
des bouleversements et violences de nos
années ? ». Cette interrogation est posée sur
le plateau, ouverte. Enfin, Rémi Fortin a mené
plusieurs entretiens au sein de son entourage
pour adresser ces questions à d’autres que
nous. Quatre de ces voix sont rapportées par les
acteurs dans le spectacle, afin de faire entendre
d’autres regards et d’autres mémoires.
De quelles façons avez-vous appréhendé le rythme de cette écriture fragmentaire ?
À partir de nos écritures respectives, l’épreuve
du plateau impose ses propres choix : certains
fragments ne trouvaient pas leur place, tandis
que d’autres émergeaient sans effort.
L’intuition de l’écriture fragmentaire est apparue
assez rapidement, à l’image des pièces de
théâtre antiques dont il reste parfois seulement
quelques lignes. Au Japon, le jo-ha-kū désigne
un rythme singulier. Il est par exemple utilisé
pour nommer le trajet que fait le soleil tous les
jours : une introduction lente, une accélération
qui se clôt par un geste très rapide. Nous nous
sommes efforcés d’écrire selon cette idée d’un
emportement progressif, comme si peu à peu
le rituel échappait aux trois personnages qui
l’incarnaient depuis le début du spectacle.
Ce rythme permet aussi une grande liberté
d’écriture et de composition. Enfin, et à mesure
que les fragments défilent, une ruine se forme
sur scène : des cailloux, créés en céramique,
s’accumulent sur le plateau. C’est aussi
peut-être un signe du Petit Poucet qui nous
indiquerait le retour vers un possible chez-soi.
Quelle est la place du spectateur dans ce rituel ?
Il nous est apparu rapidement que ce spectacle-
rituel devait sortir des salles de théâtre. Nous
souhaitons faire émerger le théâtre dans les
jardins, dans un stade de foot, sur un parking
ou dans un gymnase. Ces lieux, que nous
connaissons tous et toutes, racontent, parfois
malgré eux, la concrétude de nos vies au
XXIe siècle. La scénographie de ce spectacle
est constituée d’un gradin, sur lequel le public
vient s’installer pour écouter et vivre ce rituel.
Ce
gradin fait théâtre à lui tout seul, et nous aimons
l’installer dans des endroits qui n’auraient
peut-être jamais pensé l’accueillir. Dans son
étymologie, théâtre signifie « le lieu d’où l’on
regarde ». En jouant dans des lieux non dédiés
aux représentations, nous aimons donner et
redonner à voir des espaces banalisés, que l’on
pourrait tout à coup observer d’un œil neuf, en
les observant comme des décors, comme des
lieux sacrés où prend place cette tradition.
Il en partage les souvenirs et réactive ceux qui
lui sont propres.
- Entretien réalisé par Lucie Madelaine, mars 2023
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