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Le Triomphe de l'amour

+ d'infos sur le texte de  Marivaux
mise en scène Michel Raskine

: Tout est bien qui finit mal…

Propos de Michel Raskine recueillis par Louise Vignaud, novembre 2013

Une organisation arithmétique : le noyau attaqué


Le Triomphe de l’amour est avant tout un portrait : c’est le portrait majeur d’une très jeune femme. Mais il n’aurait pas sa profondeur, telle que Marivaux la livre dans le texte, s’il n’y avait pas, lui faisant face, d’autres figures. Donc j’ai souvent coutume de dire que c’est l’histoire d’une petite communauté de sept personnages, mais cinq plus deux. Ça fonctionne, en général, chez Marivaux de façon très arithmétique. Le groupe de deux, ce sont les deux intruses, celles qui rentrent par effraction dans le jardin et dans le château, dans la maison. Et puis, il y a ce que j’appelle, avec mes mots d’aujourd’hui, « une famille recomposée », un bien étrange clan familial. La famille recomposée, ce sont le frère et la soeur qui sont les « faux parents » d’un enfant « adopté », qu’ils ont élevé. Ils sont servis par deux serviteurs, personnages soi-disant secondaires mais qui ont une importance dans l’intrigue. On est dans un monde étrange, à la fois naturel (on n’est pas à la ville, on est à la campagne) et clos sur lui-même, où on n’entre pas. Et évidemment, dès que quelqu’un arrive du dehors – je reviens à ma théorie arithmétique des cinq plus deux –, tout explose.


Au coeur du « triomphe »


Il faut lire avec beaucoup d’attention les titres marivaudiens, ils sont très pensés. Un des titres les plus extraordinaires est Le Jeu de l’amour et du hasard : jeu, amour et hasard dans le même titre, c’est absolument génial ! Le Triomphe de l’amour est aussi un titre splendide, avec des mots qui, en français, ont des consonances très chevaleresques. On peut s’attarder sur le mot « triomphe ». En dehors du fait que le mot claque et qu’il a une belle sonorité, pour le coup il appartient au vocabulaire de la guerre. Ce glossaire est très présent tout au long de la pièce. C’est une vraie habitude, ou une tradition française, d’utiliser le vocabulaire de la guerre pour le mélanger au vocabulaire de l’amour, de la séduction et de la conquête. Dans la littérature poétique et érotique, de tout temps, en tout cas chez les poètes de la Renaissance, le langage guerrier était intimement mêlé au vocabulaire érotique. Dans Le Triomphe de l’amour, on est frappé, si on en fait un relevé méticuleux, de voir qu’il y a un usage considérable de ce vocabulaire, lié au fait précisément que c’est aussi une pièce politique. Si on regarde les mots, et même dans les mots, on se rend compte que le clan du prince légitime est en train de lever une armée pour aller faire la guerre à l’autre clan. Toute l’histoire de la guerre entre les partis, qui est « en dehors » de la pièce, avant qu’elle ne se déroule, ce thème-là du conflit, de la vendetta, de l’opposition des clans ressurgit au coeur de la pièce, de façon assez inattendue d’ailleurs, puisqu’on découvre, dans un petit virage, que le philosophe pourrait être aussi éventuellement un chef de guerre ou, pour le moins, un stratège.


Les dégâts collatéraux, ou une comédie qui finit mal


C’est compliqué, la définition de la comédie. Qu’est-ce que c’est, la comédie ? C’est une comédie parce qu’il n’y a pas de mort, alors que dans les tragédies il y a des morts. Il n’y a pas de morts chez Marivaux. Une autre définition possible, celle des XVIIe et XVIIIe siècles, c’est quand « tout est bien qui finit bien ».
Le Triomphe de l’amour est un titre juste. Oui, tout finit bien. Il n’y a pas de mésalliance, la jeune fille épouse le jeune homme, un prince épouse une princesse, et on a la paix. Mais on ne s’occupe pas des dégâts collatéraux, qui sont considérables – et ça, c’est vraiment tout le théâtre de Marivaux. Pour moi, c’est clair et limpide : le frère et la soeur ont tout perdu, dans cette pièce, au jeu de l’amour. C’est la dernière tentative, et la dernière tentation en même temps, et c’est un échec. Même eux, qui croient qu’ils peuvent tout vaincre, parce qu’ils ont le langage, finissent par tout perdre.


Parler le Marivaux aujourd’hui


Quand on décide de mettre en scène une pièce de Marivaux aujourd’hui, on ne peut pas, entre autres – ce qui ne veut pas dire en priorité, mais c’est dans les chapitres de tête –, ne pas se poser la question du langage : qu’est-ce que c’est que cette langue ? Est-ce qu’on la « comprend » ? Et puis, comment on la restitue ? Vaste programme, passionnant. Le travail à la table me paraît indispensable. Il faut absolument se mettre d’accord sur le sens et faire une analyse lexicale : que veut dire ce mot ? Est-ce que le jeu seul (et la mise en scène, évidemment !) peut résoudre les problèmes de sens, de compréhension / d’incompréhension ? Ou est-ce que – et moi, par moments, je suis partisan de cela, je le dis sans problème – ne faut-il pas modifier le texte, le « traduire » ? Personnellement, je n’ai aucun complexe par rapport à ça, et je ne veux pas qu’on me fasse la morale, parce que si changer quelques mots, permet de faire « plus de théâtre » et de donner plus de plaisir, je n’hésite pas. Oui, j’ai envie de travailler une langue qui appartient à un auteur. Mais personne ne parle le Marivaux, nous ne parlons pas « comme ça » dans la « vraie vie », donc ça me plaît. J’aime bien les auteurs qui ont inventé une langue. Et Marivaux a une langue. Donc, on a un double travail à faire, la comprendre et la restituer, évidemment… On a envie que cette langue « étrangère » soit un plaisir et un appui pour l’acteur, dans un premier temps, et puis, pour le spectateur ensuite. Qu’il y ait du plaisir à la restituer, à la régurgiter, sans qu’on perde jamais le sens, et qu’il y ait une fluidité. C’est une des difficultés du théâtre classique, avant tout. Pour restituer cette langue, qui n’est pas notre langue, il y a plusieurs écoles. L’écart est grand entre un formalisme qui pourrait « raconter » le langage, le décrire, ou bien une tentative de rendre quotidienne, « naturelle » une langue qui ne l’est plus. Peut-être que le choix, en ce qui me concerne, est dans un entre-deux.


Hier et aujourd’hui, la confrontation de deux mondes


Si je m’empare d’un texte d’hier pour m’adresser à mes contemporains, je suis bien obligé de faire des allers-retours incessants, d’un siècle à l’autre, et ne pas oublier le XVIIIe. Dès que j’ai le sentiment que je l’oublie un peu trop : hop ! j’en remets un peu. Dès que je sens que je m’éloigne un peu trop du XXIe, et que ça pourrait faire chavirer l’édifice – mais ce que je dis là est extrêmement subjectif, c’est le coeur de l’artiste qui parle ici pour le coup –, à ce moment-là, hop ! je redonne un coup de volant. Pour cette pièce-là en particulier, ça m’intéresse de me dire que c’est l’histoire d’un monde d’aujourd’hui confronté au monde d’hier. C’est l’un des sujets de la pièce : une princesse d’aujourd’hui parle à des gens qui ont renoncé à aujourd’hui. C’est la décision du frère et de la soeur. Ils entraînent avec eux, dans leur monde, celui d’hier, le très jeune Agis et, d’une certaine manière les deux serviteurs aussi qui, pour gagner leur vie, pour survivre, les accompagnent. Alors, c’est très simple, je les habille en « hier ». Et hier, pour moi qui suis d’aujourd’hui, c’est le XVIIIe siècle. Donc ils ont des costumes qui « citent » le XVIIIe : des tricornes, des bas, des robes longues, des manteaux, citations ou signes forts d’une façon de se vêtir en ce temps-là. En revanche, mes deux jeunes filles, qui sont d’aujourd’hui, ont résolument des costumes d’aujourd’hui, des costards-cravates, par exemple. Et on regarde ce qui se passe. Pour Arlequin et Dimas, c’est facile, c’est un monde de la débrouille et du recyclage, de la récup’, ils prennent ce qu’ils trouvent ; or, il traîne dans les coins des traces de toutes les époques… La scénographie va dans le même sens. Sparte, c’était déjà un pays vaguement imaginaire en 1732. C’est un ailleurs. Voici un conte qui se passe en Grèce, mère de la civilisation, patrie du monde moderne et de la philosophie. Alors nous, on cite la Grèce, en posant une colonne dans le décor et une gravure représentant un temple, et ça suffit. On travaille particulièrement le choix des objets, des accessoires, des meubles. J’ai besoin d’un salon parce que ces gens reçoivent : alors c’est quoi, ce salon ? Hermocrate et Léontine ont décidé qu’ils n’allaient pas dépenser d’argent, leur monde austère continue, on achète des livres mais on n’achète pas de meubles, donc on recycle là aussi : donc ce sont des vieux meubles. Et on s’en fout ! Une chaise, c’est pour s’asseoir, ce n’est pas pour faire beau. Mais on en met au moins une jolie, parce que… tout de même…

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