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Le Roi Lear

+ d'infos sur le texte de William Shakespeare traduit par Pascal Collin

: Sur Le Roi Lear

Le Roi divise son royaume en trois parts,
Qu’il destine à chacune de ses trois filles.
Avant de procéder au partage, il leur demande de lui faire,
Publiquement, une déclaration de leur amour filial,
En échange de quoi, (et selon la qualité du texte),
Elles se verront attribuer une part plus ou moins opulente.
(Dis-moi combien tu m’aimes, je te donnerai ce que ça vaut.
Ton amour ou du moins le texte qu’il t’inspire sera récompensé).
Les deux aînées prennent la parole et reçoivent immédiatement leurs parts.
Le Roi demande à la cadette ce qu’elle peut dire de son amour pour obtenir
Un tiers du royaume peut-être plus intéressant encore que celui de ses soeurs.
L’enfant à qui l’on dit : « je te donne un cadeau mais embrasse-moi d’abord »
S’exécute sinon par amour, du moins dans le jeu de l’amour.
On peut mettre en doute la sincérité du baiser mais pas sa théâtralité.
Cordélia ne sait pas jouer la comédie.
Cordélia, répond « rien ».


Le rien de Cordélia sonne comme une insulte, c’est un cadeau. Car si le Roi possède tout, il lui manque une chose essentielle : l’épreuve du manque. La connaissance non pas de ce qu’il représente et de ce qu’il possède mais de ce qu’il est. Sans sa couronne, ses terres et ses cent chevaliers, le Roi est nu. Pour accéder à la connaissance, si la raison manque, rien ne vaut l’expérience. La voix de la raison, dans la bouche de Kent, est bannie du plateau. Il n’y a plus d’autre choix que celui de l’expérience. Celle du dénuement, du besoin, de la dépossession.


Lear est une histoire de territoires et de corps. De places et d’identités. Le Roi descend du trône et le monde se déplace. Le Roi dépose la couronne et personne ne reconnaît plus personne. Le Roi décide d’être partout et nulle part en même temps, Kent transforme l’exil en liberté et chacun s’abîme: « Où suis-je ? Où sont les autres ? Qui suis-je ? Qui sont les autres ? ». Être et ne pas être c’est la question au centre de laquelle chacun a rendezvous avec lui-même.


La première scène commence dans la lumière d’un optimisme suspect. Un geste, un mot, un trait sur une carte suffisent à renverser l’ordre de l’état et du monde. Les terres et les corps sont réunis ou séparés comme des marchandises. La scène s’achève dans la stupeur, l’explosion des familles et des frontières, l’effondrement des valeurs et des hiérarchies. Mais surtout dans la promesse d’un pays que Cordélia a désigné à son insu, une région de l’âme où la raison ne peut poser aucun masque, un endroit où Shakespeare attend ses personnages, un territoire déplacé et vide de toute représentation. La réponse de Cordélia achève d’en détruire l’équilibre. Lear, on pourrait dire, sans jeu de mots, c’est tout le théâtre à partir de rien.


Dès la première scène de la pièce, celui qui a confondu l’espace privé et l’espace public, l’intime et le politique, l’amour (relatif) pour le père, et l’amour (par essence indéfectible) pour le roi ; celui qui a obligé ses filles à prostituer leurs sentiments, à faire de leur amour une monnaie d’échange pour acheter ce qu’il leur offre, qui a donné le champ libre au théâtre avec une épreuve conçue comme un exercice d’acteur, celui qui a abandonné son pouvoir, son autorité, ses biens, le gouvernement de l’Etat, tout en prétendant rester celui qu’on appelle le roi, Lear, avec une question, a fait vaciller la certitude qui s’appelle le théâtre. La machine dont le moteur est l’imagination des acteurs. Après les éclats, les silences, les accusations, les exclusions, les marchandages de la première scène, l’ambition d’Edmond le bâtard n’a pas à chercher bien loin pour trouver l’inspiration et faire de la nature humaine, de la nature sous toutes ses formes, son alliée idéale, et de la scène, un champ de bataille.


Chacun, acteur, auteur de la fable en train de s’improviser, chacun responsable de l’équilibre général, chacun à la recherche d’un lieu et d’une identité possibles, chacun tenté d’aller se reconnaître, d’aller voir la tête qu’il a dans ce territoire d’exil, de l’autre côté de la raison, s’acharne à convoquer le chaos. A inventer des obstacles pour accélérer la chute. A pousser la pièce dans ses retranchements comme pour lui arracher son masque. À déplacer l’autre ou à l’enfermer dans son rêve.


Lear, aveuglé par son orgueil et le poids de la couronne, amnésique de ses blessures et de ses erreurs passe à travers les murs. Gloucester n’a besoin que d’une lettre pour condamner à mort son fils préféré. Goneril et Régane s’acharnent à traquer leur père et à déshabiller le roi dans cet homme qu’elles ne reconnaissent plus. Cornouailles s’obstine à reconstruire un cadre. Kent et Edgar se travestissent pour sauver leur peau. Tout cela autour d’un centre qui reste vide, dans l’ascension fracassante d’Edmond, le silence d’Albany qui attend son heure, et le bavardage délirant du Fou qui nous rappelle qu’au théâtre, tout n’est qu’une question de vocabulaire.


La tempête efface définitivement les repères, dessine un paysage sans frontières où les territoires se confondent, où l’infiniment intime concentre l’univers entier, où les hommes tutoient les Dieux ou plutôt de petits « roseaux pensants » hurlent les pieds dans la boue vers un ciel vide. L’homme au centre d’une petite cour de fortune qui lui rappelle qu’il était le roi, et sans autre ennemi que le visage de sa propre honte, trouve dans la lande, dans l’immensité de ce rien que lui a offert Cordélia, dans ce temps libéré de toute mesure, riche et inefficace, les armes d’un poète pour relever le dernier défi qui l’attend avant de mourir : sa rencontre avec luimême. La découverte que, dans le corps politique et immortel du Roi caché sous la couronne, respire le corps naturel et mortel d’un homme. Tout comme, dans le rôle de Lear dessiné par un texte immortel, l’acteur ne vit que dans le temps présent du théâtre.


Au comble du détachement, de l’esseulement et de la folie, au plus haut degré de la conscience du présent, Lear fou embrasse Gloucester aveugle. Deux cygnes à l’agonie qui chantent sans peur. Deux corps où la vieillesse et l’enfance ont réussi à se confondre, sourient, stupéfaits et pleurent de joie comme deux nouveaux-nés remis au monde avant de le quitter définitivement. Nous ne pleurons pas de leur malheur. Nous rions de leur obstination à la dignité. Le tableau n’est pas moins comique que celui où Beckett a peint deux vieux clowns qui philosophent au pied d’un arbre mort sur une route au bout de laquelle devrait apparaître quelqu’un qu’on attendra toujours. Attendre en vain Godot, ce n’est pas désespérer. C’est ne rien espérer, arrêter le temps, abandonner sa destination, créer nulle part un espace vide et y faire un geste inutile pour en découvrir l‘absolue nécessité. « Si tu n’accordes pas à la nature plus que ce dont la nature a besoin, la vie de l’homme ne vaut pas plus que celle d’une bête ». Lear, comme un traité sur la dignité humaine, nous montre dans ce geste qui transforme l’inutile en nécessité, le mystérieux champ illimité de notre humanité. Nous ne comprenons pas, nous reconnaissons tout.


Aucune clé dans la pièce pour en adoucir l‘impact, pour démêler les causes des effets, aucune leçon, aucune morale pour sauver les victimes et punir les bourreaux. Aucune logique pour comprendre comment aussi rapidement les territoires, les êtres et le temps ont perdu leur centre et leurs limites. L’enfer, dit Primo Levi, c’est là où il n’y a pas de pourquoi. Les mots n’ont pas su expliquer la chose. Chacun portait en lui les outils de sa propre destruction. La catastrophe a été foudroyante. Elle n’attendait qu’un mot de Cordélia pour advenir. Rien n’est à l’origine de ce chaos. « Rien » est à l’origine de ce chaos. Révélés, anéantis, les survivants de ce naufrage initiatique se tournent hébétés vers un avenir incertain, immobiles, dans le silence où résonne en apnée les derniers mots d’Edgar acceptant la couronne.

Jean-François Sivadier

mars 2007

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