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Le Retour

+ d'infos sur le texte de Harold Pinter traduit par Eric Kahane
mise en scène Marcel Delval

: Pour en savoir plus sur Le Retour

par Daniel Salem

Un théâtre de la dissimulation


Près de quarante ans après sa création à Londres, Le Retour n’a sûrement rien perdu de son pouvoir d’ébranlement. Comment en serait-il autrement puisqu’il s’agit d’une pièce sur l’intrication perverse des rapports familiaux, le mariage et ses tensions, l’harmonie rompue par les ressentiments, la famille présentée comme un champ de bataille. D’abord, pourquoi ce titre ? Est-ce parce que nous assistons au retour de Teddy à Londres chez son père, son oncle et ses deux frères qu’il a quittés six ans auparavant pour aller aux États-Unis après s’être marié en secret ? Est-ce plutôt le retour de son épouse Ruth dans la ville où elle est née et dont elle semble avoir gardé un bon souvenir ? Ou est-ce surtout le retour de Jessie, la mère défunte à laquelle ne pourront s’empêcher de penser Max, Sam, Lenny et Joey en voyant Ruth ? Max jauge Ruth en fonction de l’amertume qui le ronge quand il se souvient de sa femme infidèle. Sam associe Ruth à la belle-sœur qu’il aimait tant promener dans son taxi et qui s’est abandonnée à un homme qu’il méprise. Lenny revoit en Ruth la mère adultère qui a trahi sa confiance. Joey, lui, la considère comme une femme qui pourrait lui accorder la tendresse dont il a été frustré aussi bien par sa mère que par ses nombreuses partenaires sexuelles occasionnelles. Le titre de la pièce semble évoquer, en fait, pour tous les personnages, le retour du refoulé.
Cette interprétation, je m’empresse de le souligner, n’est qu’une parmi d’autres tout aussi défendables. Une chose est certaine : Le Retour nous bouscule, nous impose une vision impitoyable, fait naître un sentiment pénible, crée un choc, prend l’aspect d’une provocation et peut entraîner une résistance de notre part, un malaise, un phénomène de rejet. Les personnages suscitent la gêne, une sourde inquiétude. Il nous arrive souvent de rire mais d’un rire jaune qui s’éteint dès que nous devinons derrière la réalité de surface une réalité cachée qui contredit l’autre, l’altère. Appelés à découvrir le secret des personnages au-delà des apparences, nous sommes tentés de refuser l’expérience dramatique qui nous est proposée. Comment accepter, en effet, le comportement énigmatique de tous ces personnages ? Qu’ils demeurent impassibles ou qu’ils explosent, ils portent tous un masque pour produire un effet déterminé sur les autres et pour cacher leur vraie nature. Notre intuition est donc constamment sollicitée et comme sur le qui-vive. Il n’est pas surprenant que cette pièce fascinante soit si souvent mal comprise et louée ou condamnée sur des malentendus.
Pour adhérer au théâtre de Pinter, il est indispensable de comprendre le jeu de cache-cache, d’évasion perpétuelle, auquel se livrent les personnages. Le langage est pour eux un stratagème : « Mes personnages tendent à utiliser les mots non pas pour exprimer ce qu’ils pensent ou sentent mais pour déguiser ce qu’ils pensent ou sentent, pour masquer leurs intentions véritables. Les mots deviennent ainsi une mascarade, un voile, un tissu de mensonges, ou sont utilisés comme des armes pour saboter ou terroriser », a déclaré Pinter dans un discours prononcé en avril 1995 à l’université de Sofia. On ne saurait être plus clair. Convaincu que la vie est à double fond, Pinter demande au public de faire usage, au théâtre, comme dans la vie, de cet esprit critique qui permet de distinguer le vrai du faux. Le langage est utilisé comme un camouflage. Il existe un divorce entre les mots et la réalité. Mais par des indices précis le dramaturge attire notre attention sur la motivation secrète des personnages, sans cesse dédoublée et ambivalente, qui exige une finesse d’oreille particulière. Certains gestes aussi sont révélateurs. Ainsi, Teddy affiche un optimisme serein à son arrivée, mais quand Ruth sort seule prendre l’air la nuit et qu’il la suit du regard par la fenêtre, pourquoi, soudain, se mord-il le poing ? Nous devinons déjà que son mariage bat de l’aile. Les jeux de physionomie, les regards, les moindres intonations et inflexions de voix indiquent les impulsions secrètes, les mouvements sous-jacents et compliqués qui propulsent le dialogue. Le rythme du texte s’accorde au rythme de l’affectivité.
Les temps et les silences, notamment, fixent dans la durée les convulsions, les rendent visibles, expriment ce qui s’agite obscurément sous ce qui est dit. Quand Lenny, d’une voix d’enfant, feint d’avoir peur de Max qui brandit sa canne, ses paroles aboutissent à un silence qui recouvre un grouillement d’affects que Max doit surmonter avant de pouvoir répondre. Tout au long de la pièce, il arrive aux personnages de parler par tout ce qu’ils taisent. En disant moins, ils expriment davantage. Leur mutisme devient une information, révèle des turbulences internes : « Quels autres gens ? » demande Max à Sam avec insistance. « D’autres gens », répète Sam après un temps dont nous découvrirons bientôt qu’il recouvre sa réticence à proclamer à haute et intelligible voix le secret que personne n’ignore mais que tous occultent. Se taire entretient ainsi une tension qui parle entre les mots. Il y a chez chacun des personnages un mouvement intérieur délibéré pour esquiver la communication. Mais il y a aussi, inévitablement, des moments où un personnage laisse échapper ce qu’il ne souhaitait pas révéler : « Il y a beaucoup d’insectes là-bas », répète Ruth en parlant de l’Amérique comme pour justifier par avance son refus d’y retourner. « Certaines personnes peuvent maintenir un équilibre intellectuel », répète Teddy, comme pour expliquer son refus d’intervenir.
Il arrive aussi que le dramaturge nous plonge dans le monde étrange et incohérent du rêve en nous présentant des images comparables à celles d’un rêve éveillé : « Ce qui se passe dans mes pièces est réaliste mais ce que je fais n’est pas du réalisme », dit Pinter. En effet, au moment où l’émotion est la plus intense, il embarque la réalité, lui substitue un « réalisme irréel » : l’image de Ruth qui danse avec Lenny au deuxième acte, se laisse ensuite enlacer par Joey et roule avec lui au bas du canapé devant la famille réunie. Ou, plus tard, l’image de Sam qui hoquète et s’écroule sans que personne ne lui vienne en aide.
Faut-il rejeter ces images choquantes, protester, s’indigner ? À chaque spectateur de réagir personnellement. Mais dans la mesure où Pinter nous montre des personnages prisonniers de leurs mensonges, il nous invite à passer de l’intuition à l’analyse, favorise une écoute différente et une vision plus lucide : « On est toujours déguisé. Alors autant se déguiser. Comme ça on n’est plus déguisé », disait Boris Vian. De la même manière, Pinter dépasse la contradiction entre l’attitude et ce qui est caché. Il démasque finalement l’imposture de ses personnages, révèle par éclairs un décalage entre « le paraître » et « le souterrain ». Max a beau brutaliser ceux qui l’entourent, ce n’est qu’un moyen de ne pas s’avouer sa peur de vieillir et son besoin de tendresse. Teddy a beau s’accrocher à son équilibre intellectuel, nous pressentons qu’il est bouleversé, qu’intérieurement c’est la dévastation. Ruth semble accepter de rester au sein de la famille et de se prostituer, mais est-ce vraiment ce qu’elle va faire ?
Pinter ne veut pas clarifier les choses, venir à bout des contradictions. Il n’est pas explicite mais il montre que le masque porté par les personnages est une protection illusoire, qui ne leur apporte pas une satisfaction véritable. Ils mentent et en même temps se contredisent, révélant ainsi indirectement qu’ils mentent. C’est donc au public de voir au travers du déguisement. Et de conclure, peut-être, que si la vision de l’auteur est pessimiste, elle n’est pas désespérée. Car de même qu’une vision claire de l’imposture des personnages du Retour peut nous aider à prendre conscience du mal qu’ils se font à eux-mêmes et à ne pas tomber dans le même piège.

Daniel Salem

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