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Le Retour

+ d'infos sur le texte de Harold Pinter traduit par Eric Kahane
mise en scène Philippe Lüscher

: Les intentions de mise en scène, par Philippe Lüscher

La pièce parle de la séparation ; celle du couple Teddy-Ruth. Ruth est amenée à choisir entre une vie de couple et une vie tribale, régie par la loi du plus fort, du boucher, du souteneur et du boxeur. Revenu chez lui comme un homme accompli, Teddy va, de façon passive, observer sans réagir ses deux frères en train de séduire sa femme. Ruth va finir prostituée et son mari Teddy repart, seul, rejoindre ses enfants aux USA, laissant sa femme entre les mains de la 'boucherie' paternelle.


Deux grandes questions dominent la pièce:
-Est-ce que Teddy fait preuve d’une incroyable naïveté ou d’une lâcheté stupéfiante, lui, le fils prodigue ?
-Est-ce que Ruth se dirige vers son instinct pré-social pour retrouver ses sources et se séparer de son mari en lui conseillant de ne pas devenir un étranger ?


Ce retour est celui de tous les dangers. Ruth n’est pas heureuse aux USA. Elle trouve l’Amérique aride et asexuée et ne désire pas y vivre plus longtemps, malgré les exhortations de son mari. Toutes ces questions restent sans explication textuelle de l’auteur. La mise en scène cherchera, bien sûr, à ce que chaque spectateur, à sa façon, y trouve une réponse. La signification de la pièce réside dans la recherche des relations que les personnages tentent sans succès d’établir entre eux pour satisfaire leurs besoins psychologiques individuels. Cela débouche sur un recadrage existentiel pour chacun d'entre eux. Chaque membre de la famille et Ruth montrent au appétit féroce et agissent de façon calculée et horribles les uns envers les autres, mais ils le font dans le contexte de leur propre existence, qu’on peut qualifier de désespérée, dans un monde lui aussi féroce et impitoyable. Pinter nous montre des êtres concrets mus par des forces cachées irrésistibles. Ruth, ex photo-modèle pour revues de charme, procède à un calcul digne d’une femme d’affaires et négocie son contrat de prostitution avec une maestria digne d’une avocate, clause par clause.


Pinter n’utilise pas le langage pour exprimer des idées, il l’utilise pour exprimer des personnages, une réalité subjective 'en situation', mobile, fluide, sans cesse modifiée par les circonstances. Le dialogue n’est jamais explicatif, c’est une communication révélatrice uniquement dans la mesure où elle laisse transparaître des intentions, des humeurs, des craintes, des menaces. Pinter ne s’attache pas à donner trop de détails sur le passé des personnages, mais les souvenirs qui surgissent ça et là, amènent une signification particulièrement importante pour la compréhension de la pièce. Dès lors, ces personnages nous fascinent parce qu’ils portent en eux une dimension emblématique. Chacun des personnages existe dans le présent, tissant des rapports de force terribles, c’est cela qui intéresse le spectateur. Ces personnages calculent, trichent, mentent, se contredisent. Ce qu’ils cachent a autant de valeur que ce qu’ils révèlent. Celui qui se tait et fait silence a autant de valeur que celui qui parle. Chaque personnage n’est pas fondamentalement méchant et cherche désespérément à se sortir d'une réalité qui ressemble souvent à un cauchemar. Joey, en cela, est sans doute le personnage le plus touchant de la pièce.Dans "Le Retour", Harold Pinter s’écarte rapidement de la simple comédie. Derrière les jeux puérils entre les protagonistes de la pièce, se cachent des rancunes familiales, des rituels et des jeux de pouvoir cruels pour affirmer à tout prix son identité. Pinter dit lui-même de cette pièce : « "Le Retour" est drôle jusqu’à un certain point. Une fois cette limite franchie, cela cesse d’être drôle et c’est à cause de cette limite que j’ai écrit cette pièce. »


Ce concept de limite m’intéresse et sera une base de travail pour la direction de jeu. Il faut bien sûr dégager de la pièce tous les jeux puérils, les provocations, les schémas sadiques et chercher derrière les intentions des personnages. Cette analyse dans le travail de la direction de jeu paraît être la base pour une lecture riche et approfondie de cette œuvre. Très vite, on s’aperçoit que derrière ces moments 'd’humour', il y a un contexte malsain. Quel est le rôle de l’épouse de Teddy ? Quelles sont ses réelles intentions ? Dans quel but s’offre-t-elle aux frères de Teddy ? Teddy est le témoin passif des jeux érotiques auxquels s’adonnent son père et ses frères avec son épouse, Ruth. Pourquoi ne sauve-t-il pas son ménage ? C’est dans une observation attentive de ces comportements que je désire travailler cette pièce. Tout semble nous faire croire que Pinter emprunte à Ibsen un élément de fragmentation essentiel : Le poids du passé détruira le présent des vies. La pièce n’offre pas d’autre résolution que celle du mari devant laisser sa femme entre les mains de son père et de ses frères qui conviennent d’un accord amoral. Ruth se prostitue pour eux. La mère de Teddy ne le faisait-elle pas par le passé ?


Situer cette pièce dans les années soixante (elle a été créée en 1965, à Londres) me paraît intéressant au vue des nombreuses questions que pose la pièce: chacun fait référence à la 2e guerre mondiale comme une époque traumatisante, la sexualité comme monnaie d’échange, la perte de contrôle de l’intellectuel face à l’univers bestial des frères, l’échec du professeur de philosophie face à la brutalité de pensée du père au sujet des aptitudes sexuelles de Ruth, l’avenir professionnel très improbable des frères, le rituel primitif supplantant l’état moral d’une famille... Ces problématiques trouvent aujourd’hui un écho dans notre société. C’est donc grâce à ce recul, je pense, que le spectateur trouvera l’immédiateté thématique entre ces deux époques. A cela, il faut ajouter que Pinter situe sa pièce dans une famille juive londonienne assimilée. Il serait trop long d'exposer les nombreux éléments qui jaillissent ça et là à titre autobiographiques, mais il est claire que l'analyse de ces derniers nous apporte de nombreuses clés dans l'interprétation.


Un autre aspect très intéressant qui mérite d’être travaillé dans la mise en scène est l’exercice de style que propose Pinter dans certaines scènes où la réalité devient plus qu’improbable. Ainsi, par exemple, la scène dans laquelle Ruth est allongée par terre dans les bras de son beau-frère. A cet instant, l’absence de lien entre ce que l’on voit et ce que l’on entend suggère que cette situation étrange se déroulant devant la famille n’est peut-être que de l’ordre du fantasme. Il s’agit là d’une nouvelle fragmentation, un procédé qui établit une rupture entre les mots et la réalité, une sorte de non-vérité. L’idée même de la séparation finale entre le couple est une fragmentation entre deux réalités. Retourner aux USA ou faire le trottoir? Ce procédé est la base de l’écriture de Pinter qui ainsi multiplie les réflexions sur les probabilités de permutations, de relations et de rôles. Ces personnages peuvent permuter du jour au lendemain, ils ne sont pas définitifs. C’est un des ressorts que je désire explorer dans ce texte.


L'option de mise en scène tournera autour d’un laboratoire d’études comportementales en mettant en avant ces procédés de fragmentation dans un rapport à l’espace très épuré, où le centre de la salle de séjour sera très réaliste (deux fauteuils et un canapé, peut-être un tapis au centre) et un espace qui deviendra abstrait lorsqu’il mènera à un couloir, un escalier ou une porte d’entrée. La notion de fragmentation touche ici aussi l’espace conçu en collaboration avec Jean-Michel Broillet, qui signera aussi les lumières. J’imagine les lumières très nettes sur l’avant scène, comme pour créer une 'surréalité', et très décalées vers l’arrière avec des contre-jours, une lumière incertaine qui coupe les personnages du monde extérieur.


L’arrivée du couple est traitée presque de façon idyllique. On les perçoit à l’extérieur, l’entrée dans la maison est marquée par la lumière uniquement, comme au microscope, seul le centre est détaillé, réaliste. Le couloir et l’escalier de la maison sont lisses, presque déformés dans leur apparence ; les ombres des personnages apparaissent d’abord. Ce traitement permet de montrer la notion de discontinuité et d’articulation. Le centre du salon est un lieu crucial, mais le couloir joue un rôle tout aussi important qui permet une autre articulation de jeu. Ainsi la fragmentation spatiale se mêle à la fragmentation temporelle pour mieux traduire les souvenirs d’événements vécus dans cette famille dans son passé et le temps présent. En même temps, en sachant que le souvenir est approximatif et subjectif: est-ce que les fragments du passé de cette maison ne se fondent-ils pas avec le présent ? Pinter écrit : «En dehors de toute autre considération, nous sommes confrontés à l’énorme difficulté, voire à l’impossibilité, de vérifier le passé.(…) Que se passe-t-il maintenant ? Nous ne le saurons pas avant demain ou dans six mois, et même là, nous ne le saurons pas, nous aurons oublié, ou bien notre imagination aura attribué de fausses caractéristiques à ce qui s’est passé aujourd’hui».


Pour conclure, je dirais que dans cette pièce la précision de l’écriture est telle que ce qui est dit nourrit des situations très particulières. Rien n’est laissé au hasard. Il faut donc découvrir la vérité de chaque phrase et c’est là, bien sûr, un travail important que je vais effectuer avec les comédiens. Le décollage du jeu s’effectue par l’assimilation des états de conscience aux états oniriques, en choisissant le moment juste où l’émotion est la plus intense pour 'se décaler' de la réalité, transformer la perception objective en subjectivité. Tout en sachant que l’émotivité des spectateurs risque de brouiller sa propre vision. Par exemple, la scène où Joey, le frère cadet, est enlacé à Ruth sur le canapé et qu'ils roulent à terre, est une scène au réalisme 'décalé'. Les corps sont immobiles, comme figés par un objectif. Cette dernière doit être travaillée dans cet esprit. Il faut casser le réalisme du mouvement, le codifier pour donner une image irréelle et exercer sur le spectateur un pouvoir magnétique. De même, la scène où Lenny reproche à Teddy d’avoir mangé son sandwich au fromage est un exemple caractéristique de sous-conversation. Ils se disputent avec un sandwich pour ne pas s’en prendre l’un à l’autre physiquement, à propos de Ruth. Il s’agit d’un quitte ou double avec une menace à son comble durant laquelle Teddy ne doit absolument pas perdre la face. Enfin, la brutale projection du spectateur lorsqu’il comprend que Ruth se plonge dans ses désirs les plus intimes, les plus tenaces. Cette matérialisation du fantasme est un objectif de direction de jeu très important parce que sans cela on ne peut réellement donner toute sa forme à l’image finale de la pièce où, devant le cadavre de son frère Sam, Max sanglote de concupiscence aux pieds de sa belle-fille, devenue putain, qui caresse la tête de Joey, le jeune amant, sous le regard du souteneur Lenny.


Pour résumer, la direction de jeu s’articule autour de la construction de l’épaisseur des personnages, amener la comédie vers un jeu de massacre, c’est-à-dire, montrer l’éclatement des rapports humains de la façon la plus impitoyable, à travers le langage cru et l’humour féroce de l’auteur. Tous ces affrontements seront mis en situation par un jeu qui cherchera à les différencier, à savoir : les instincts d’attaque et de défense chez Ruth, Joey et Lenny, le désir de prestige chez Max et Sam, la politique sociale du camouflage chez Teddy, les recours aux lieux communs pour ne pas perdre la face chez Teddy et Max, l’angoisse et l’exigence d’apaisement chez Max, le recours au mensonge chez tous, tout cela afin de satisfaire leurs besoins psychologiques individuels.


A la fin de la pièce, je souhaiterais que les spectateurs puissent se demander : «Chaque personnage est reparti avec son secret. Ces personnages sont réels et pourtant c’est comme si on les voyait en trompe-l’œil.»

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