theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Le Mystère-des-mystères »

Le Mystère-des-mystères

mise en scène Alexis Forestier

: L'innommable commun / Habiter le poème d'E.E.Cummings

L'écriture de E.E.Cummings est une écriture qui suspend et retient le sens et qui dans le mouvement d'interruption ou d'interdiction temporaire qu'elle provoque bouleverse les modes de perception et permet à la sensation d'avoir lieu.


Le poème devient le lieu d'émergence voilé d'un sens qui n'apparaît que parce qu'il retarde la possibilité de la reconnaissance ; les mots et les choses ne se confondent pas mais entretiennent cet écart par où a lieu cette défamiliarisation ou déliaison des mondes. La reconnaissance n'aura lieu qu'au terme d'une traversée parcourue de heurts, de fissures, de détours où l'expérience du toucher et celle du voir délimiteront un paysage autre, inconnu dont il nous est demandé de franchir le seuil.


Les yeux sont faits pour voir, les yeux sont faits pour toucher.


De même qu'au coeur de l'écriture de Cummings, le temps ne se transforme qu'accidentellement en événement poétique, en poème, l'événement de la représentation ne peut avoir lieu que par effraction comme s'il était retenu ou rejeté hors du temps, sur une ligne fractale, à l'écart de toute relation de causalité ou linéarité qui ne pourrait en être le fondement, ni traduire la profondeur de nos souterraines relations avec les choses.


L'avènement de la présence n'est possible que par cette ouverture en chacun de nous d'une certaine disposition à la rencontre à laquelle tend nécessairement le poème en son devenir. Le mouvement de l'écriture en allant idéalement à la rencontre d'un autre absent dévoile une humanité lointaine, bordée de non-mondes, où le nous semble être une réalité perdue et à reconquérir. Non pas de manière immédiate et indiscutable ce "nous que la parole poétique instaure"[1], mais un nous en partie lié au Mystère qu'est l'amour, de même qu'aux mystères que sont l'art et le devenir, comme le note le poète. Or le devenir ne peut être le fait de singularités closes, de structures hermétiques, il concerne ce qui progresse "à l'intérieur et tout autour de nous "[2] ; il regarde le commun tout comme l'épreuve que l'on fait subir à la langue participe d'une tentative d'élargissement de celle-ci, où se dissimulent en creux et affleurent de nouvelles perspectives de saisissement de mondes, de territoires et de désordres à venir. Et c'est parce qu'elle est peuplée d'hétérogène, d'une disparité d'événements autant que de singularités multiples que l'écriture de Cummings nous indique la voie d'un innommable commun. Celui-ci a trait à ce qui se présente en excès, déborde l'humain et l'appelle à sortir de lui-même. Il prend forme et place dans cet intervalle qui s'ouvre entre la multiplicité des êtres et le monde qui les entoure.


La vision poétique jamais n'épuise la réalité mais elle la scrute dans son insuffisance, la saisit comme étant profondément incertaine et cette incomplétude devient une catégorie essentielle de la vie quotidienne en tant qu'elle traverse l'écriture; celle-ci atteint une fonction existentielle majeure qui est de nous donner une place ; elle devient un lieu possible où stationner, du fait même de cette dimension précaire et aléatoire qu'elle entretient au monde réel, en d'autres termes elle permet d'habiter poétiquement, de découvrir peu à peu le lieu d'un séjour.


Un dépaysement a lieu par où la conscience de l'événement, à posteriori, ouvre une nouvelle vision du monde, d'un monde recommencé, parcouru à nouveau, ré-inventé, où se côtoient et s'entrechoquent les catégories du familier et de l'étrange, du banal et de l'extraordinaire, de ce que nous sommes en mesure de voir par habitude, conditionnement et de ce que le poème nous enjoint de découvrir dans cette dimension d'étonnement retrouvé.


Ce sont encore le déraillement, le boitement de l'écriture, les failles, les inventions syntaxiques et les néologismes qui font apparaître cette étrangeté de la langue avec elle-même, hors des catégories du familier et ouvrent dans l'espace du poème cette faille, cette possibilité nouvelle de traduire en expérience ce qui fonde notre quotidien inaperçu, de dépasser ce qui ne pourrait être mesurable qu'au prix d'une aliénation irréversible, d'atteindre enfin ce mystère des mystères qu'est la vie.

Notes

[1] Paul Celan

[2] Héraclite

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.