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Le Dernier contingent

+ d'infos sur l'adaptation de Jacques Allaire ,
mise en scène Jacques Allaire

: Note d’intention

J’ai rencontré par hasard ce roman, pris sur la table des nouveautés de la rentrée 2012 chez mon libraire, avant de partir en tournée du spectacle La Liberté pour quoi faire ? Je voulais pour agrémenter mon voyage une lecture « sans destination », pour le plaisir.
Encore inconnu de tous, ce roman n’avait pas remporté les quelques prix qui assureront son succès (prix France Inter / Télérama). Ce n’est donc pas pour cette raison que le hasard a porté ma main dessus.


Ce sont une nouvelle fois mes préoccupations qui ont dirigées mon regard.


Sur la couverture, deux adolescents sweat-capuches trônent sur un tronc d’arbre au bord d’une rivière, dans ce qui pourrait bien être une forêt un jour sec d’hiver.
Cette image me renvoie à mes propres enfants et aux questions qui se posent à cet âge, dans ce temps semblable à un îlot, où tout paraît singulier, unique et où même la langue semble celle d’un pays que seuls les adolescents, qui en sont à priori les (seuls) habitants, sont en mesure de comprendre et de partager.


Je me demande, en regardant sans nostalgie la photo de cette couverture, ce qu’était mon adolescence. Je ne lui trouve rien de commun avec celle des jeunes aujourd’hui. Peu d’années pourtant nous séparent - quelques années bien sûr - mais surtout, les temps ont changé.
Les mondes étaient coupés, non poreux, incompatibles et se tenaient en respect, c’est à dire respectaient leur temporalité propre, supportaient de ne pas se comprendre, convaincus l’un comme l’autre, je crois, de n’avoir rien à partager. Et l’on se disait que ce n’était « pas grave ».
Le monde adulte, c’est à dire la responsabilité de soi et des autres, le travail, la vie sociale et la vie économique, tout cela viendrait à coup sûr suffisamment tôt se substituer au monde suspendu de l’adolescence sans qu’il soit nécessaire de précipiter le mouvement.
Il n’y avait pas tant d’urgence à quitter cet îlot et ses habitants. Chacun deviendrait assez tôt ce que ses espoirs, aussi bien que ses désillusions, le ferait devenir.
C’était mon adolescence.
La vie n’était pas un profit, l’existence ne se faisait pas à crédit, la plus-value n’était que boursière ou celle des marchands d’art.
Les adultes parlaient de réduire le temps de travail, l’Europe aussi bien que le monde était une promesse, on aspirait à se mélanger, devenir citoyens du monde, et l’on attendait comme une évidence que tombent murs et frontières.


Les temps se sont bizarrement mélangés ou tentent de le faire, et les espaces, eux, sont devenus permissifs. La modernité ultra libérale, hyper normative et sans spiritualité s’est mise en marche. Profitant de chaque espace gagné de liberté pour le coloniser, le mettre au pas avec violence si besoin, et prenant toujours les apparences de la libre circulation, elle transformait à la vitesse d’un cheval au galop la pensée en technicité, la liberté en « libéralité ».
Elle dévorait tout ce qui l’entoure dans sa névrose compulsive de jeunisme et de consommation effrénée. Et créait ce monde nôtre qui ne se supporte qu’unique et sécrète lui-même sa propre barbarie en n’hésitant pas à éliminer, comme tout système fasciste - ce qui empêche son développement - et à mettre au pas ce qui, au contraire, le facilite.
Il n’est aucun espace que l’économie libérale, par essence, ne pervertisse. Ce qui devrait être protégé ne l’est pas, ce qui devrait être aidé est soumis à la cadence, et l’on rase les forêts et l’on dresse des ponts au-dessus de toutes les mers, toutes les rivières pour conquérir tous les îlots. Rien ne doit être inaccessible, tout est un marché pour le marché.
Ainsi le monde replié, isolé, comme en attente, ce monde suspendu de l’adolescence s’en est progressivement trouvé perverti à son tour, subissant les assauts et l’artillerie lourde de ce monde adulte, définitivement et uniquement libéral, qui cherchait à conquérir une nouvelle part de marché.


Sous couvert de vouloir le comprendre et même lui ressembler (« être jeune » à tout prix, mode vestimentaire, musique etc… tout ce qui relève de ce temps-là devenant modèle ou plus précisément norme de consommation), le monde adulte passe son temps à sucer le sang de cette réserve adolescente.
Ogre qui dévore ce qu’inventent ses propres enfants pour en faire commerce jusqu’à leur revendre leurs propres inventions.


Dans le même temps, ce monde adulte qui aspire à devenir lui-même un éternel adolescent dont les forces vives jamais ne s’altèreraient, reproche aux jeunes d’être jeunes, de n’être pas adultes.


Schizophrénie débilitante de mondes qui s’enchâssent au lieu de se faire face.


On force les adolescents à faire des stages en entreprise, à prendre des abonnements, des assurances, des crédits, comme si l’horizon adulte, le seul fixé comme objectif, pouvait être source de désir d’aspiration et de bonheur.
Et après, l’on fait semblant de s’étonner que les jeunes s’abîment d’alcool, de drogues, de violences, comme si ces excès n’étaient pas le diabète dont notre modernité les contamine.


C’est cela même qui me frappait en lisant Le Dernier contingent de Alain Julien Rudefoucauld. J’ai aussitôt eu le désir de porter sur scène cette tragédie de la modernité.


Je voudrais avec ce spectacle faire découvrir un immense texte de la littérature moderne et emmener les gens dans un voyage fantastique, un conte halluciné, les emmener dans une machine de théâtre, jusqu’au vertige, où chacun pourra se reconnaître.
Quelle existence, un jour, n’a pas été saisie de vertige ?


Un spectacle comme un vertige


Je mènerai un travail choral avec les acteurs qui joueront tour à tour tout et toutes choses en dehors du « rôle » qui sera attribué à chacun.
Les acteurs auront « l’âge des rôles » ou pas loin, c’est la raison pour laquelle il m’est indispensable de travailler avec de jeunes acteurs professionnels (que je souhaiterais tout juste sortis des écoles nationales). Ainsi, ils n’auront pas à faire semblant. La « reconnaissance » immédiate des corps, l’évidente réalité d’eux-mêmes rendra criante la parole des personnages devenus personnes. On ne doute pas d’un corps dans sa réalité.


Je plongerai cette réalité dans un monde fantastique, un univers de conte. Car il s’agit bien de cela, à nouveau, un conte. On pourrait même dire un conte naïf à la manière de ces romans d’apprentissage de Charles Dickens et de Jack London.


Il était une fois six jeunes gens cabossés, pleins de trop d’espoirs, de trop d’énergie, pleins de trop de vie et qui seront avalés par la froideur d’un monde technique implacable et calculateur.


Ce sera l’affrontement de deux univers et il faudra bien surmonter les peurs et terrasser le dragon.
J’imagine ce monde adulte « articulé », une pantomime, un univers fantomatique en perpétuel transformation. Que l’énergie comme les désirs soient enfermés dans une boîte, un cylindre où ils tournent tels des mouches dans un verre, ou encore aspirés par une spirale.
On doit avoir peur pour ces jeunes gens, on doit avoir envie de les protéger de ce monde nôtre, froid, névrosé, sans amour et calculateur.
Le spectacle sera la ronde de nuit de ces six adolescents, propulsés dans un espace aux ombres de géants et aux contours incertains.


Je souhaite un conte. Je m’éloignerai donc de tout réalisme, de tout naturalisme. Le spectacle aura un côté « Pinocchio », carton-pâte, mannequin, excès, monstruosité du rêve.
Tout est ou sera faux. Seuls ces jeunes gens seront vrais.
Le reste, ce seront des corps de cire, des corps de bois ou des corps de tissus, des espaces incertains, flottants et changeants.


Une partition musicale sous-tendra tout le spectacle. Un guitariste électrique sera présent sur le plateau. Comme un coryphée, si l’on veut. La musique sera permanente. Elle produira le sentiment des êtres, aussi bien qu’elle agira comme paysage sonore. Dès les premiers mots lus du roman, j’ai entendu ce type de son. Des sons d’aujourd’hui, une musique pop-rock ainsi qu’en écoutent ou la pratiquent les jeunes gens et dans laquelle ils semblent pouvoir se soustraire au monde réel.


L’espace sera changeant et produira ses changements. La lumière tour à tour crépusculaire ou brûlante comme un soleil d’Afrique ne cessera, elle non plus, de se mouvoir.

Jacques Allaire

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