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Le Caméléon

+ d'infos sur le texte de Elsa Agnès
mise en scène Anne-Lise Heimburger

: Discussion

entre Elsa Agnès et Anne-Lise Heimburger

Anne-lise Heimburger — Tu es d’abord actrice. En tant que telle, tu es souvent amenée à dire un texte. Voici que ce texte tu l’écris, est-ce d’emblée pour le dire ?


Elsa Agnès — Oui. D’ailleurs, en choisissant les mots, en les agençant, en les cadençant, je n’ai effectivement pas pu m’empêcher de les dire. Le texte s’est imposé avec beaucoup de mots, un flot verbal très dense. En écrivant, je me laissais emporter par ce flot que je prononçais et en même temps je devenais maîtresse des ruptures, de l’humour, du phrasé. J’ai aimé ça.


A-L. H. — Pourrais-tu dire ce qui t’a fait commencer à écrire ?


E. A. — La lecture de Kathy Acker dont j’ai fait la découverte grâce à André Wilms. La forme chaotique de ses textes, les thèmes abordés, l’humour, le souffle épique qui fait que le trash ne vire jamais au glauque par excès de complaisance, tout cela a agi comme une porte d’entrée dans l’écriture. Je me suis d’emblée reconnue dans la façon que Kathy Acker a de partir d’elle pour mieux s’en détacher et créer une fiction. Plus tard, le resurgissement des choses de l’enfance suscité par le démarrage d’une psychanalyse, a permis de cibler mon endroit d’écriture.


A-L. H. — Ce sont donc d’une part Kathy Acker, d’autre part la psychanalyse qui ont présidé à ta naissance d’auteure.


E. A. — Il y a un autre événement déclencheur : je passais un casting pour un grand réalisateur japonais, le casting se déroulait extrêmement bien pour moi, la production me trouvait au top, on vantait mon rapport à la langue... puis finalement je n’ai pas été choisie. Quand j’ai demandé pourquoi, on m’a répondu que le réalisateur ne me trouvait « pas assez dangereuse pour le rôle ». « Pas assez dangereuse »... Je me suis demandée ce que cela voulait dire. Je suis toutes sortes de choses, notamment dangereuse. Que l’on puisse s’imaginer que je n’étais qu’une seule chose ou que ce que je suis dans la vie couvre toute l’étendue de ce que je peux être m’a réveillée. J’ai songé à Kathy Acker qui a su être de nombreuses personnes à la fois et j’ai écrit. J’ai d’ailleurs emprunté la trame de sa Vie enfantine de la tarentule noire pour me lancer. Voilà comment j’ai plongé dans l’écriture et ce de façon assez fulgurante.


A-L. H. — Tu as été éconduite comme actrice et cela t’a conduite à devenir auteure, précisément auteure pour l’actrice que tu es. La commande que tu t’es passée à toi-même semble faite pour attester de ta dangerosité... Qu’il se méfie, celui qui t’éconduit, car tu fais feu de tout bois, même du râteau-ratage ! Au final, as-tu atteint ta cible, dirais-tu que Le Caméléon est un texte sur une femme dangereuse ?


E. A. — Oui, il me semble. En commençant à écrire j’ai pu déployer la part d’ombre, trouver le moyen qu’elle existe, elle qui était présente depuis longtemps sans que je sache quoi en faire. Je m’en suis servie là, sans être happée par le désir de l’autre auquel il faudrait faire une démonstration — casting, metteur en scène, réalisateur, etc. Je l’ai donc déployée avec une certaine tranquillité...


A-L. H. — As-tu écrit Le Caméléon d’une seule traite ? Tu dis que cela a été fulgurant.


E. A. — Ça l’a été au départ, stimulée que j’étais par la structure repérée dans La vie enfantine de la tarentule noire, lorsque je fais dire, à mon tour, aux figures féminines du Caméléon comment elles s’appellent, où elles sont nées, ce qu’elles font, ce que font leurs parents... Ces motifs ont d’abord suscité un matériau plutôt autobiographique, ce qui n’était pas sans me donner du fil à retordre, avant que je ne bascule plus franchement du côté de la fiction, qui a pris de plus en plus de place, et moi de plus en plus de plaisir à écrire.
J’avais envie que le socle commun de cette galerie de portraits soit l’origine : d’où viennent ces créatures ? Toutes sont issues d’un milieu pas satisfaisant où l’avenir semble bouché. Ce sentiment sert de lancement à chaque histoire.


A-L. H. — Le texte s’est-il toujours intitulé Le Caméléon ?


E. A. — Il s’est d’abord appelé Le Caméléon Venimeux. Or un caméléon n’est pas dangereux, c’est un animal inoffensif. C’est justement la raison pour laquelle j’ai bien aimé accoler ces deux mots, pour provoquer un rapport entre le réel et la fiction, un rapport qui d’un point de vue strictement logique ne correspond pas. Cela me permettait de jouer entre l’image que l’on se fait de quelque chose et la part qui n’est pas visible, pas soupçonnable et qui va se déployer dans l’écriture. Notre être excède de loin son enveloppe identitaire.


A-L. H. — Au fond, le fait que nous puissions être déterminés par notre origine sociale, par un nom, par un corps, par l’image qui nous colle à la peau, le fait que nous puissions être définis par toutes sortes de critères objectifs, ce fait-là, tu sembles le combattre. Pourtant le caméléon n’est-il pas, par excellence, l’animal déterminé par son environnement ? Un caméléon se fond au fond, c’est tout. Que fait-il sinon imiter le milieu dans lequel il se trouve ? Il fait « tapisserie » comme on dit.


E. A. — C’est ambivalent. Au fond, il y a deux caméléons : celui qui se soumet à l’existence, qui cherche à être au plus près de l’image qu’on attend de lui, qui joue le jeu d’un milieu — le sien ou un autre —, puis Le Caméléon sulfureux, celui qui utilise ses capacités pour demeurer mobile, inventer son apparat-appareil, se façonner lui-même.


A-L. H. — Et comment parvient-on à passer de l’un à l’autre ?


E. A. — Je le conçois un peu comme de transformer un défaut, une faiblesse, en force. Pour cela il faut transcender le réel. L’écriture est un moyen de ne pas seulement subir la réalité mais de la dépasser. Il y a quelque chose de digne là - dedans. Car c’est indigne, voire criminel, de se satisfaire du « C’est comme ça... c’est la vie ».


A-L. H. — Dans ton écriture, il a un duel permanent entre, d’une part les obstacles et vicissitudes imposés par la réalité, d’autre part les innombrables possibles offerts par l’imaginaire. Cette tension, on la retrouve en miroir dans le rapport entre le contenu qui est brut et le style qui, lui, est travaillé.


E. A. — C’est fou tout ce que l’on peut écrire sans que cela demande à être prouvé ou réalisé, quand nos vies quotidiennes, procèdent, elles, à l’inverse : les faits priment. Je pense à Kathy Acker, ce qu’elle écrit n’est pas contraint par un milieu ou une morale. Elle est iconoclaste et scandaleuse. Elle est sans vergogne : elle pioche dans des figures de la littérature pour construire avec. Moi, c’est le principe du caméléon qui m’a activée. Jeter mon dévolu sur cet animal-tutélaire, c’était m’offrir la possibilité de déployer une galerie de figures elles-mêmes sans cesse en mutation, d’emprunter des motifs littéraires, de brosser une fiction pour bifurquer sur une autre à la ligne suivante.


A-L. H. — Dans ton texte, on sent la dépendance des figures féminines à ce mode caméléonesque et la lassitude qui s’ensuit chez chacune, surtout dans leur rapport aux hommes. Chaque créature se mue pour prendre les couleurs du partenaire masculin et se conformer à ses attentes. Elle se métamorphose pour devenir l’objet du désir de l’autre. Mais au fond il y a toujours quelque chose qui ne va pas. La forme adoptée n’est structurante que l’espace d’un instant, instant qui a néanmoins pour vertu de permettre à chaque créature d’échapper un moment à ses origines. Mais ces origine vécues comme informes laissent une trace indélébile, comme n’importe quelle autre origine.


E. A. — La question qui court dans Le Caméléon c’est « Comment passer d’objet du désir à sujet qui désire ? ». Pour ce qui est de la trace, si elle n’était pas indélébile on serait tranquille. Il n’y aurait plus la nécessité de s’arracher d’où l’on vient, en l’occurence de la classe moyenne populaire dont les créatures du Caméléon sont toutes issues. Le mouvement de fuite en avant dans lequel elles se jettent à corps perdu repose autant sur la certitude que la vie est ailleurs, que sur la sensation qu’ici, dans ce type de cadre — lotissement, ferme, vacances en camping-car —, le pire est toujours sûr.
Elles partent, elles errent, dans l’espoir que l’éloignement estompera, voire fera disparaitre, la trace poisseuse qui leur colle à la peau. Elles préfèrent tout, n’importe quel acte même le pire, comme celui de tuer, à l’immobilité. J’aime que mes figures empruntent des pentes sans limite, parce que dans la vie, c’est pas possible d’aller au bout de la pulsion. Ça a des conséquences.


A-L. H. — Lesquelles ?


E. A. — Soit on va en prison, soit on a affaire à la honte. On ne peut pas s’inscrire dans le monde quand on est sans limite, c’est-à-dire quand on ne se laisse pas cadrer par des lois ou des règles ou des mœurs. Il n’y a qu’en littérature que ces êtres indéfinis, ces « non-conformes », trouvent un espace où entrer en contact avec le monde : cet espace, c’est le lecteur, sur lequel leurs mots agissent. Ça sert à ça, la littérature, c’est tout. C’est un endroit cathartique qui se déploie et qui permet le calme.


A-L. H. — Venir au théâtre voir Le Caméléon, ce serait se vider un peu de ses pulsions ?


E. A. — Oui, et repartir avec sinon du désir, au moins du calme. Une énergie vitale, mais bordée cette fois, vivable.
Un des motifs de mon écriture ce sont les bandits, les vauriens, les voyous, ces gens qu’on met de côté et qu’on qualifie de dangereux ou de fous. Ils sont les produits de ce monde, ils ne se sont pas fabriqués tout seuls. L’endroit où il sont nés, les comportements qu’ils ont subis, la violence coutumière qui les entoure, tout cela qui se perpétue fabrique ces créatures. Détruire semble la seule issue pour rompre le cycle fatal qu’inclut ce type d’origine. Or détruire, c’est précisément reproduire le pire auquel ce milieu prédestine.


A-L. H. — C’est la double peine.


E. A. — Ces gens-là, au fond, c’est presque mieux pour eux de rester à la périphérie... Parce qu’étant donné d’où ils viennent ou ce qui leur est arrivé, j’ai l’idée que s’ils se mettaient à jouer le jeu du cadre officiel et de la norme, cela risquerait de les mener à la folie ou à la mort tant les règles du jeu officiel sont plus démentes encore que les leurs. Dans Le Caméléon, j’écris « tout est moral si vous êtes du côté des vainqueurs » et plus loin « comme il parle bien, tout le monde l’écoute ». Quand tu as le pouvoir, tu peux tuer des gens si c’est pour que le monde tourne comme tu l’entends. Autrement non. Et ce crime, tu peux le masquer grâce à la maîtrise du langage.


A-L. H. — Tu fais dire à Arceline alias Bill Arcin : « Je tire, pour lui faire croire à notre histoire. » Le meurtre est commis pour que le trip d’Arceline et de D., son comparse, soit pris au sérieux. Le bourgeois en question, séquestré, ne croit pas à la dangerosité des jeunes malfaiteurs.


E. A. — Oui, parce qu’il est tranquille. C’est d’ailleurs ça qu’il va payer de sa vie, sa tranquillité inébranlable. Le fait de s’être coupé du mouvement du monde, de vivre enclavé dans son pavillon lui coûte sa peau.


A-L. H. — Vivre, ce serait mordre le fruit à pleines dents, tomber sur des vers, avaler le noyau, cracher les pépins, pas juste éplucher la pomme avec un économe... Bref, ne rien s’épargner. C’est là où Lautréamont vient tout de suite à l’esprit, lui qui montre l’homme comme la bête la plus fascinante et la plus immonde de toutes, mais aussi la plus fantastique, capable du pire comme du meilleur et au-delà.


E. A. — Il y a cette citation de Lautréamont : « Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne... Je croyais être davantage ! Au reste, que m’importe d’où je viens ? Moi, si cela devait dépendre de ma volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femme du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant. » Les animaux sont très présents dans le texte. Ils sont bien sûr apparentés à l’instinct et à la sauvagerie et c’est ce qui en fait des alliés.


A-L. H. — Ce qu’on entend clairement dans cette citation et que ton texte met en jeu, c’est à quel point les mots subliment la pulsion. Ils la camouflent, la bordent, l’habillent. Sans mot c’est le chaos. E. A. — « Seuls les mots me protègent de l’injection mortelle. » dit Opale dans Le Caméléon. L’injection mortelle ça pourrait être la peine de mort, la prison, mais les mots permettent de ne pas en arriver là. Je pense à Angelica Liddell qui dit « Je voudrais tuer sans l’écrire pour faire l’amour à l’intranquillité. » Elle ne le fait pas, ce n’est pas une criminelle, c’est une artiste.

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