theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Le Bruit des os qui craquent »

Le Bruit des os qui craquent

+ d'infos sur le texte de Suzanne Lebeau

: Note d’intention

Entre 2005 et 2009, j’ai eu l’occasion d’animer plusieurs stages de formation en République Démocratique du Congo avec des jeunes entre 18 et 22 ans, dont la plupart avaient été enfants soldats. Pendant le stage, nous avons ri et passé de bons moments mais il était évident que le rire cachait des blessures toujours ouvertes. Je n’ai jamais voulu leur poser des questions sur leur passé, mais un jour, lors d’une pause dans les répétitions, nous étions assis à l’ombre d’un arbre et un de ces jeunes nous a parlé de son enfance en tant que soldat. Il parlait très bas, avec douceur, conscient que les mots étaient suffisamment forts et qu’ils n’avaient surtout pas besoin d’être appuyés par des intonations et des émotions. Les mots jouent alors à être des points de suture qui voudraient fermer une blessure qui ne se fermera probablement jamais. Lorsqu’il a fini son récit il y a eu un silence, et puis un autre jeune homme nous a dit : « Vous nous voyez rire, faire du théâtre, mais à l’intérieur nous sommes cassés ».


Cette expérience restera toujours inoubliable. Elle a laissé une trace en moi qui sans doute a influencé certains choix dans mon travail. Ce n’est pas par hasard que, par la suite, j’ai pris en charge la mise en scène et la co-dramaturgie des spectacles Le Cadeau et King Congo, deux pièces qui parlent du rapport entre l’Europe et l’Afrique (le Cadeau) et du génocide entamé par le roi belge Léopold II au sein du Congo (King Congo).


C’est dans ce contexte que le livre Le Bruit des os qui craquent de Susanne Lebeau tombe entre mes mains. Elle, Susanne Lebeau, a aussi animé de stages de formation à Kinshasa et elle, comme moi, a frôlé la réalité de ces enfants oubliés, des enfants soldats, des enfants sorciers. A travers son récit je reconnaissais la blessure qui traverse l’Afrique. Il n’y a pas de colère dans le récit de Susanne Lebeau, on ne trouve pas de haine ni de désespoir. Si c’est un témoignage dur dans son contenu, il est doux dans sa forme ; Susanne nous chuchote des mots comme si elle aussi était à l’ombre d’un arbre. Après le récit, et à ma grande surprise, dans son livre elle nous parle d’un jeune homme. Je le connaissais, c’est celui qui à l’ombre d’un arbre nous avait raconté sa vie d’enfant sans enfance.


La pièce Le Bruits des os qui craquent ne prétend pas faire la morale, ni donner de leçons. C’est un chant qui se bat contre ce monstre qui nous harcèle dans notre réalité quotidienne : le dragon de l’oubli. Dans ce sens, c’est un texte urgent et nécessaire parce qu’il nous invite à « savoir » en faisant appel à la solidarité et l’empathie et, ce qui est très important, sans tomber dans la facilité de l’humanitarisme de consommation. Comme metteur en scène, je ne cherche pas à faire une pièce pour que le public se sente bon, ni non plus pour chercher à le choquer et le culpabiliser. L’enjeu n’est pas là. Il s’agit de partager. C’est pour ça que cette blessure cherche la forme de la scène, pour être partagée ; avec des mots durs, il est vrai, mais des mots dits avec respect et tact, comme quand on parle de choses importantes, comme les mots chuchotés à l’ombre d’un arbre. Dans ce sens, il faudra soigner l’esthétique de cette pièce et tous ses aspects formels pour qu’ils se mettent au service de cette idée de partage et de témoignage.


Dans la pièce, il n’y a aucune réflexion sur les raisons et les intérêts et (pourquoi ne pas le dire ?), les nations qui fomentent ces guerres qui ravagent l’Afrique. Peut-être est-ce la seule chose qui me manque. L’enfant qui lutte en Afrique : au service de qui lutte-t-il ? Si on ne répond pas à cette question, est-ce que nous ne sommes pas quelque part en train de mentir ? N’entretient-on pas la fausse idée que le phénomène des enfants soldats est une sorte de « maladie » exclusivement africaine ?


Ce ne serait pas juste et, dans la forme, il faut trouver l’astuce pour évoquer que l’Afrique est un drôle de jeu d’échecs où les adversaires sont blancs sur un échiquier où toutes les pièces sont noires.


Un jour, au cours d’un stage à Kinshasa, j’ai proposé un jeu à mes jeunes stagiaires, je leur ai dit : « Imaginez que vous avez l’occasion de parler à la télévision et que vous puissiez dire une phrase, une seule phrase qui va être écoutée par tout le monde. Quelle serait la vôtre ? » . Il y a une phrase qui s’est répété à plusieurs reprises, en fait ce n’était pas une phrase, c’était une question en lingala : « Bitoto ? », « Pourquoi ? ». En lisant la pièce de Susanne Lebeau, je me suis dit qu’elle pose la même question : « Pourquoi ? ». Ce n’est pas un Pourquoi abattu, tout au contraire, c’est un « pourquoi ? » plein de lumière et envoyé au monde entier avec et le seul désir d’être écouté, partagé. Des fois, les questions ont la force d’une réponse.


Il y avait d’autres phrases que je garde dans mon cahier comme un trésor, mais parmi toutes, celle qui m’a le plus touché, c’est celle qui dit : « Ils nous ont volé le savon et ils ont toujours les mains sales »


Faire une mise en scène c’est se lancer dans un voyage vers le public. C’est important de savoir avec qui on s’apprête à faire ce voyage. Avec Anne Morier et Hubert Mahela, j’ai déjà partagé d’autres créations et c’est un grand plaisir de compter avec leur savoir-faire et leur sensibilité. Un des comédiens est un jeune homme, ancien enfant soldat. C’est ce jeune homme, aujourd’hui comédien, qui un jour, à l’ombre d’un arbre à Kinshasa, nous avait montré un petit coin de ses blessures.


Il faudra travailler la mise en scène avec soin, délicatesse, sans faire du bruit pour qu’on puisse entendre cet autre bruit que propose le titre.

Alberto Garcia Sanchez

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.