: Note d'intention
Le paradoxe magnifique du Bourgeois gentilhomme tient à ce qu’on y réunit et célèbre les Arts au
profit d’un homme qui écoute, voit et pratique les plus belles choses, sans jamais y rien entendre.
Non pas par bêtise. Il est comme forcé à l’ignorance, car il ne peut être celui qu’il voudrait devenir,
le propre d’un homme de qualité étant de l’être par nature et non de l’apprendre par science
ou maîtrise. Dans le combat moral et physique que livre Jourdain pour se faire gentilhomme, il
affronte deux puissances elles-mêmes antagonistes. C’est, d’une part, la famille : la femme, la
servante, la fille à marier. C’est sa vie même, vie bourgeoise, concrète, réelle et réaliste, calculante,
intéressée. Jourdain s’escrime à leur faire entendre, à leur faire sentir, à leur faire toucher ce
qu’il ne pourra jamais leur faire toucher, sentir et entendre, car lui comme sa femme et sa fille,
sont et seront toujours des bourgeois de la porte Saint-Innocent. L’autre puissance non moins
terrible : la Noblesse. Roturier de naissance, il ne peut que la « hanter », c’est-à-dire la fréquenter,
imiter ses façons — manières inimitables —, apprendre le savoir de l’Honnête homme — savoir qui
ne s’apprend pas — voisiner avec les nobles, les acheter en pure perte, tomber amoureux d’une
marquise, lui offrir un diamant, un somptueux repas, un ballet, les mets les plus chers : toujours
l’écart se creuse, toujours il est trompé, toujours échappe le grand rêve, toujours sa femme, qui,
elle, ne rêve pas, vient le reprendre. Molière est impitoyable là-dessus. Et le couple Jourdain est un
des plus beaux qu’il ait réussi à faire vivre.
Mais la capacité d’étonnement et d’émerveillement de notre Bourgeois est sans limite.
Augmentée du désir amoureux, de la haine de sa condition bourgeoise et de la passion d’être un
autre, elle lui fait braver tous les ridicules, de sorte qu’à travers mille folies comiques, devenu
« Mamamouchi », avatar extrême de son extravagance, il parvient malgré tout à ses fins, un court
instant seulement, célébrant, réunissant et confondant les Arts dans un dépassement comique et
poétique dont il est à la fois la dupe et le triomphateur.
Denis Podalydès
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