theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Lagos Business Angels »

: Entretien avec Stefan Kaegi, Daniel Wetzel, Helgard Haug

Avec votre collectif Rimini Protokoll, vous travaillez dans différentes constellations : parfois tous ensemble – comme c’est le cas pour Lagos Business Angels –, parfois de façon isolée – comme pour Remote Avignon, que vous signez seul, Stefan Kaegi. Pourquoi?


Daniel Wetzel : Depuis le début de Rimini Protokoll, différentes traditions se sont développées : Stefan travaillait régulièrement avec Bernd Ernst dans un groupe qui s’appelait Hygiene Heute (Hygiène aujourd’hui) ; Helgard Haug et moi-même élaborions souvent des projets ensemble. Cette diversité de départ se poursuit encore aujourd’hui, avec l’idée que notre identité est faite d’un croisement de lignes, de pistes et de projets parallèles.


Stefan Kaegi : Nous aimons également travailler avec d’autres personnes, comme Bernd Ernst et Lola Arias. Notre trio reste, cependant, la base à partir de laquelle nous développons nos travaux : nous partageons un site internet, un label, un bureau à Berlin où chaque projet est discuté. Cela fait maintenant douze ans. Je crois aussi que quand nous travaillons tous ensemble, nous nous aventurons dans des projets plus radicaux à l’image, par exemple, de 100 % Berlin.


Helgard Haug : Certains projets, de par leur complexité, nécessitent que nous y réfléchissions à trois. C’est le cas de Lagos Business Angels. La structure narrative est extrêmement complexe : chacun de nos protagonistes a une petite scène a lui tout seul, ce qui implique que nous devons développer dix scénographies différentes, dix pièces, dix rapports aux spectateurs, dix humours différents; et tout cela doit coexister et former un tout. C’est assurément passionnant, mais cela nécessite que plusieurs cerveaux réfléchissent au projet. Ensemble, nous menons le casting et élaborons la conception. Puis, lorsque les protagonistes arrivent et que nous construisons avec eux leurs textes, nous travaillons de façon parallèle. Cela nous permet d’échanger, de sortir d’une impasse dans laquelle on peut se trouver. À mon avis, c’est un très bon principe de travail.


Comment définiriez-vous votre identité?


S.K. : Notre identité repose sur un socle solide : nous nous sommes rencontrés lors de nos études à l’Institut d’études théâtrales appliquées de Giessen, à côté de Francfort, qui est un cursus assez particulier se démarquant d’une formation classique à la mise en scène. Nous venions tous les trois d’horizons très différents : je m’étais aventuré dans le domaine des arts plastiques et du journalisme, Daniel avait une expérience en tant que DJ et s’était intéressé à la photographie et Helgard venait également des arts plastiques. Dans cette université, il n’y avait pas de comédiens. De toute façon, nous n’étions pas intéressés par cette forme de jeu, que nous trouvions très artificielle, mais les procédés à la limite de la fiction, du théâtre et de la performance, nous ont tout de suite passionnés. D’emblée, nous nous sommes demandé comment nous pouvions amener la vie de dehors sur scène et donner aux gens un espace de parole. Nous voulions tous les trois élaborer des projets avec une approche conceptuelle claire.


Dans nombre de vos projets, comme Lagos Business Angels, vous travaillez avec des «experts du quotidien», c’est-à-dire des non-acteurs qui, sur scène, témoignent de leur expérience, mais aussi de leur savoir-faire. Quel est votre processus de travail?


S.K. : Il diffère d’un projet à l’autre. De manière générale, cela se passe ainsi : nous effectuons un casting et nous choisissons nos experts suivant qui ils sont et d’où ils viennent. Nous fondons également notre décision sur certains rôles que nous voulons voir apparaître pendant la pièce. De la sorte, nous construisons un cadre dramaturgique. Ensuite, nous commençons par travailler avec eux et cela veut d’abord dire qu’on les écoute, car ils apportent leur histoire. Nous regardons des photos ensemble, nous leur rendons visite chez eux. Puis nous passons à l’étape suivante, qui consiste à insérer leur histoire dans une narration plus large et à s’adapter au dispositif théâtral que nous avons construit. Les répétitions sont en réalité un long processus de négociation car, souvent, certains d’entre eux ne sont pas prêts à tout dire devant un public. C’est alors que nous intervenons en leur demandant : «Pourrais-tu le dire autrement?» «Ne pourrais-tu pas dire que tu ne peux pas le dire?» Peu à peu, nous produisons le texte, qui devient une sorte de contrat qui nous lie.


H.H. : Je préfère parler de «protagonistes» plutôt que «d’experts du quotidien». Pour Lagos Buisness Angels, lorsque nous avons effectué le casting à Lagos, nous avons défini au préalable des critères de recherche que nous avons transmis à l’assistant qui travaillait pour nous. Nous avions également des contacts plus officiels comme le Goethe Institut ou la Chambre de Commerce. Puis nous avons rassemblé pendant quatre jours un groupe de dix personnes. Plusieurs choses nous intéressaient : le contenu de leurs récits, leur personnalité et la façon dont ils se mettaient en scène comme hommes ou femmes d’affaires, ainsi que la combinaison de plusieurs personnes. Nous voulions former une équipe. Nous devions également nous faire comprendre : cela semblait, à nombre d’entre eux, très bizarre d’être sur scène sans pour autant être comédien.


Il a souvent été dit que votre travail s’inscrivait dans une sorte de «reality trend». Acceptez-vous cette étiquette?
Quels liens tissez-vous à la réalité dans votre théâtre?


S.K. : Je pense que cette dénomination est inexacte, car l’expression «reality trend» vient des émissions de télé-réalité. Notre travail, au contraire, interroge sans cesse la réalité. Nous usons de deux stratégies : nous amenons les spectateurs hors du théâtre, dans ce que l’on appelle la réalité, ou bien nous invitons des personnes étrangères au milieu théâtral à venir sur scène. Ce que nous montrons, c’est que la réalité n’est jamais donnée, mais toujours construite. Dans nos travaux, la réalité reste toujours une fiction, mais une fiction qui a des conséquences réelles dans la vie de nos protagonistes, et qui devient donc une réalité très concrète. Par exemple, les deux routiers bulgares de Cargo Sofia, l’un de nos précédents projets, étaient au chômage lorsque je les ai rencontrés. Mais en travaillant sur ce projet, ils ont eu un emploi pendant deux ans. Ainsi, notre théâtre n’a rien à voir avec les émissions télévisées dans lesquelles le but est avant tout de prendre les gens par surprise et de les observer. Certaines personnes ont dit que nous placions les spectateurs dans une position de voyeurs. C’est totalement faux. Un voyeur est assis dans le noir et observe sans être vu. Nous faisons l’exact contraire.


Que signifie l’expression «Business Angels»?


D.W. : Nous avons emprunté cette expression aux Américains. Aux États-Unis, un Business Angel est une personne qui a fondé avec succès sa propre affaire. Elle devient une sorte de mentor pour des jeunes gens qui se lancent dans un business : «Je crois en toi. Je pense que tu vas y arriver et je vais t’aider. Je vais te donner des conseils, tu peux m’appeler quand tu veux.» Les Business Angels sont des personnalités importantes de la vie économique. Dans notre cas, le titre est ironique car aucun de nos protagonistes n’est richissime. Mais nous reprenons certaines dimensions de cette expression : la confiance, l’échange, la disponibilité sont des qualités qui sont fondamentales dans Lagos Business Angels.


S.K. : Le titre de ce projet contient une forme de provocation : le Nigeria peut être une sorte de mentor pour l’Europe. En Allemagne et en France, l’attitude générale est la suivante : l’État va subvenir à tes besoins, il va t’aider si tu n’as pas de travail, et si tu veux monter ton affaire, tu as d’abord besoin d’une subvention. Je ne veux pas dire que ces aides ne sont pas justes, mais simplement, la situation au Nigeria montre que lorsque la famille, et non l’État, constitue un système de subvention, la créativité peut aussi se déployer. Au Nigeria, chacun a sa propre affaire, la rue grouille d’activités. C’est en ce sens que nous pensons que le Nigeria peut être un modèle pour l’Europe.


Quelle est l’origine de ce projet? Pourquoi être partis au Nigeria?


S.K. : Notre amie Dorothee Wenner est réalisatrice et s’est rendue à plusieurs reprise à Lagos. À chaque fois, elle rentrait du Nigeria avec énormément d’énergie. Elle nous en a parlé et nous avons eu envie d’y aller à notre tour. Elle a réalisé son film parallèlement à notre pièce. Certains de nos protagonistes y apparaissent également. Il nous semblait important de faire ce projet au théâtre car nous ne voulions pas nous concentrer uniquement sur les histoires, mais utiliser la scénographie comme un espace dans lequel, potentiellement, des choses peuvent arriver.


D.W. : Un autre film a été également à l’origine du projet, Lagos Wide and Close de Rem Koolhaas. Il décrit Lagos comme une ville unique et indescriptible, dont le rythme de croissance est si intense que l’on ne peut se faire une idée d’ensemble de cet endroit. La densité y est si importante, que les gens doivent sans cesse inventer de nouvelles stratégies économiques.


Dans Lagos Business Angels, le théâtre est un lieu fragmenté, dans lequel les spectateurs passent d’un stand à l’autre.
Quelle est votre conception de l’espace théâtral?


D.W. : L’idée fondatrice de Lagos Business Angels est de briser la dichotomie habituelle à l’espace théâtral : nous ne voulions pas faire une pièce dont l’action se situerait sur scène et dont les spectateurs seraient assis dans le noir. Le coeur de notre projet réside dans le fait que nos protagonistes nigérians se rendent en Europe dans l’espoir de la rencontre. La pièce doit donc figurer les prémisses de relations futures qui peuvent se développer entre les spectateurs et les performeurs. Pour cela, nous avons instauré une plus grande proximité entre eux, qui se concrétise lorsque chaque homme ou femme d’affaires donne sa carte de visite aux visiteurs. Il fallait également que chaque protagoniste ait un espace de parole bien à lui. Nous avons fragmenté l’espace théâtral en une multitude de scènes individuelles. Notre stratégie est donc antidramatique. Nous avons tout de même voulu mettre en scène un final, dans lequel la communauté, l’espoir et l’optimisme prennent toute leur force positive. La scène est alors utilisée comme un lieu où est passé une sorte de contrat social, où l’on célèbre quelque chose de façon collective. Quand les applaudissements retentissent, nous stoppons ce moment, afin de laisser la place et le temps à la discussion et à la rencontre.


S.K. : Dans notre travail, le théâtre est avant tout un espace de communication, dans lequel les spectateurs sont impliqués. Nos protagonistes interagissent avec le public qui peut poser des questions, acheter des chaussures, intervenir à tout moment. Lagos Business Angels est donc une sorte de foire. En allemand, le mot «Messe» signifie tout autant la foire que la messe, l’office religieux. Dans notre projet, les deux significations se retrouvent, si bien qu’une théâtralité très particulière s’y installe : les spectateurs passent de l’espace de la rencontre et du commerce à une sorte de rassemblement religieux, chargé d’un pathos propre à certaines cérémonies protestantes.


Dans Lagos Business Angels, les protagonistes proposent des leçons de vie aux spectateurs européens. Est-ce une façon de déjouer les clichés occidentaux sur l’Afrique?


H.H. : Oui. C’est cette mentalité occidentale que nous voulions critiquer, cette attitude fière, qui va parfois jusqu’à l’arrogance, que les Européens adoptent lorsqu’ils s’adressent à l’Afrique. Nous voulions renverser ce sentiment de supériorité, qui s’exprime notamment dans l’aide au développement. Nous voulions aussi mettre en scène des Nigérians faisant la démarche d’aller vers les Européens afin de leur donner des leçons de fierté et d’autonomie. Actuellement, l’Europe est frappée par la crise et tout le monde se plaint, personne n’ose entreprendre. Au Nigeria, les gens développent sans cesse des stratégies de survie et se lancent souvent dans de nombreux projets. Ici, nos protagonistes rencontrent un public européen, le provoquent et jouent avec lui.


D.W. : La situation au Nigeria est telle qu’il est extrêmement difficile pour les Nigérians de faire du commerce avec l’Europe, tant les préjugés sont tenaces : corruption, escroquerie, manque d’infrastructures, pauvreté. Ce faisant, les Européens ignorent le marché gigantesque que représente le Nigeria. Le regard qui est porté sur ce pays est colonialiste, post-colonialiste, voire misérabiliste. Mais les Nigérians ont une image complètement différente de leur pays. Ils en sont fiers. Il nous semblait important de laisser la place à cette fierté sur scène.


L’attitude de vos protagonistes nigérians est-elle également une mise en perspective de l’attitude passive des spectateurs européens, une exhortation à sortir de leur passivité?


H.H. : L’attitude des spectateurs au Nigeria est complètement différente de la nôtre, que ce soit lors des services religieux, mais aussi dans leur façon de raconter des histoires. L’interaction est constante et les spectateurs sont sans cesse exhortés à répéter certaines phrases ou à reproduire un rythme. Ils ne savent pas rester assis au fond de leur fauteuil. Dans notre travail, il nous importe toujours de tirer les spectateurs de leurs sièges, soit en stimulant leur imagination, leur réflexion, en brisant les règles ordinaires de la représentation, soit en abolissant la séparation acteurs/spectateurs. Les spectateurs deviennent eux-mêmes des acteurs et inversement, certains acteurs deviennent des spectateurs de l’action.


Cependant, un certain écart dans les mentalités subsiste. Il est notamment perceptible dans une sorte d’idéologie libérale, véhiculée par vos protagonistes nigérians. Pourquoi avez-vous choisi de vous focaliser sur le domaine de l’économie?


S.K. : Il est vrai que la scène finale force le trait sur cette idéologie positive à tout prix, qui se rapproche vraiment d’une attitude américaine. Ce final crée une distance entre les spectateurs et le public, mais cela est fait exprès. Pendant toute la durée de la déambulation, les spectateurs sont dépourvus d’esprit critique car ils se sentent si proches de nos protagonistes qu’ils se laissent séduire. À la fin de Lagos Business Angels, le pasteur Victor stoppe la représentation : «Êtes-vous déjà allés au Nigeria? Pourquoi? Avez-vous peur de nous?» Ce regard frontal nous semblait nécessaire, afin que chacun puisse réfléchir à cette relation qui s’est construite le temps du spectacle. Nous ne voulions pas finir sur un idéalisme naïf. Notre approche est suffisamment documentaire pour que nous ayons eu envie de faire un retour sur ce qui s’est réellement passé lors de la représentation.


H.H. : La difficulté que nous avons rencontrée tenait surtout au fait que la plupart des gens qui vont au théâtre travaillent dans le secteur culturel et ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la population d’une ville.


D.W. : À cela s’ajoute le fait que Lagos est une ville dans laquelle les distinctions entre économie, culture, religion et politique ne sont pas valables. Chaque personne, quel que soit son secteur d’activité, peut être un auto-entrepreneur. La vie quotidienne à Lagos est faite d’une multitude de trocs et de relations d’affaires. Ce n’est pas comme ailleurs, où les gens ne veulent pas par principe se salir les mains avec une activité commerciale. L’autre raison pour laquelle nous avons choisi de nous concentrer sur la question de l’économie est que nous voulions que les Nigérians puissent se présenter comme d’éventuels partenaires commerciaux, et non comme des bénéficiaires des aides au développement. Nous voulions nous demander pourquoi de véritables relations commerciales n’existent pas entre le Nigeria et l’Europe. Lorsque l’on pense à son taux de croissance et au potentiel immense que ce pays représente, cet état de fait est un véritable scandale.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.