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: La prison d’Attica

entretien de Michel Foucault avec J.K. Simon

« Ma foi, en France on n’a pas le droit de visiter les prisons. On ne peut entrer dans une prison que si on est soi-même détenu, gardien ou avocat. De fait, je n’ai jamais appartenu à aucune de ces trois catégories. La police ne m’a jamais retenu plus de douze heures : je n’ai donc jamais eu l’occasion de faire vraiment connaissance avec les prisons françaises. C’est grâce à vous, et à ce voyage aux États-Unis en 1972, que j’ai pu pour la première fois, pénétrer dans une prison ; et il est certain que pour un français la visite d’Attica est une expérience terrifiante.


Bien que je ne sois jamais entré dans les prisons françaises, j’en ai beaucoup entendu parler par des gens qui y avaient séjourné, et je sais que ce sont des lieux vétustes et décrépits, où les prisonniers sont souvent entassés les uns sur les autres dans des cellules d’une saleté repoussante. Attica, à l’évidence, n’est pas du tout ce genre de prison. Ce qui m’a frappé, peut-être avant tout, à Attica, c’est l’entrée, cette espèce de forteresse factice dans le style de Disneyland, où l’on a donné aux miradors des allures de tours médiévales flanquées de mâchicoulis. Et, derrière ce paysage plutôt grotesque qui écrase tout le reste, on découvre qu’Attica est une immense machine. C’est ce côté machine qui est le plus saisissant - ces interminables couloirs bien propres et bien chauffés qui imposent à ceux qui les empruntent des trajectoires bien précises, calculées de toute évidence pour être le plus efficace possible, et en même temps le plus facile à surveiller, le plus direct. Oui… et tout cela aboutit à d’immenses ateliers, comme l’atelier de métallurgie, où tout est bien propre et paraît proche de la perfection. Un ancien détenu d’Attica, que j’ai rencontré avant-hier, m’a dit qu’en fait ces fameux ateliers que l’on est si prompt à vous montrer sont très dangereux, que de nombreux détenus y ont été blessés. Mais à première vue, l’impression que l’on a est de visiter plus qu’une simple usine - de visiter une machine, l’intérieur d’une machine.


Alors, naturellement la question que l’on pose est celle-ci : que produit la machine ? Á quoi sert cette installation gigantesque et qu’est-ce qui en sort ? Á l’époque où on a construit Auburn et la prison de Philadelphie, qui ont servi de modèles (avec très peu de modifications jusqu’à présent) aux grandes machines d’incarcération, on croyait qu’effectivement la prison produisait quelque chose : des hommes vertueux. Mais on sait aujourd’hui, et l’administration en est parfaitement consciente, que la prison ne produit rien de ce genre. Qu’elle ne produit rien du tout. Qu’il s’agit uniquement d’un extraordinaire tour de passe-passe, d’un mécanisme tout à fait singulier d’élimination circulaire : la société élimine en les envoyant en prison des gens que la prison brise, écrase, élimine physiquement ; une fois ces gens brisés, la prison les élimine en les libérant, en les renvoyant dans la société ; là, leur vie en prison, le traitement qu’il y ont subi, l’état dans lequel ils en sont sortis, tout s’ingénie à faire qu’immanquablement la société les élimine à nouveau, les renvoyant en prison, laquelle, etc.


Attica est une machine à éliminer, une espèce d’énorme estomac, un rein qui consomme, détruit, broie et puis rejette - et qui consomme afin d’éliminer ce qui a déjà été éliminé.


Vous vous souvenez que, lorsque nous avons visité Attica, on nous a parlé des quatre ailes du bâtiment et des quatre couloirs, les quatre grands couloirs A, B, C et D. Eh bien, j’ai appris, toujours par le même ancien détenu, qu’il en existait un cinquième, dont on ne nous a pas parlé : le couloir E. Et savez-vous ce qu’est ce couloir ? C’est tout bonnement la machine de la machine ou plutôt de l’élimination de l’élimination, de l’élimination au second degré : l’aile psychiatrique. C’est là qu’on envoie ceux qu’on ne réussit pas à intégrer dans la machine et que la machine ne parvient pas à assimiler selon ses normes ; ceux que son propre processus mécanique est inapte à broyer rendant un autre mécanisme nécessaire.


Jusqu’à présent, j’envisageais l’exclusion de la société comme une sorte de fonction générale un peu abstraite, et je me plaisais à penser cette fonction comme un élément pour ainsi dire constitutif de la société, chaque société ne pouvant fonctionner qu’à la condition qu’un certain nombre de ses membres en soit exclu. Or c’est maintenant dans des termes contraires que je pose le problème : la prison est une organisation trop complexe pour qu’on la réduise à des fonctions purement négatives d’exclusion ; son coût, son importance, le soin qu’on prend à l’administrer, les justifications qu’on tente d’en donner tout cela semble indiquer qu’elle possède des fonctions positives. Le problème devient alors de découvrir quel rôle la société fait jouer à son système pénal, quel but est recherché, quels effets produisent toutes ces procédures de châtiment et d’exclusion. Quelle place elles occupent dans le processus économique, quelle importance elles ont dans l’exercice et le maintien du pouvoir ; quel rôle elles jouent dans le conflit des classes.


Il m’est très difficile de vous répondre sur la question de l’horreur humaine, et même en fait physique, qui émane d’Attica.


Au fond ce qui m’a paru le plus terrifiant à Attica, c’est cet étrange rapport entre le centre et la périphérie. Je pense au double jeu de barreaux : ceux qui séparent la prison de l’extérieur et ceux qui, à l’intérieur de la prison, isolent chaque cellule individuelle de sa voisine. Pour ce qui est des premiers, je sais très bien par quel argument les théoriciens de la prison les justifient : il faut protéger la société. (On pourrait dire, bien entendu, que les dangers les plus grands que guettent la société ne sont pas représentés par les voleurs de voitures, mais par des guerres, les famines, l’exploitation, tous ceux qui les autorisent et les provoquent mais passons…) Une fois cette première série de barreaux franchie, on pourrait imaginer trouver un endroit où l’on réadapte les prisonniers à la vie communautaire au respect de la loi, à la pratique de la justice. Au lieu de cela que découvre-t-on ? Que l’endroit où les détenus passent entre dix et douze heures par jour, l’endroit où ils se considèrent chez eux est une épouvantable cage à animal d’environ un mètre et demi sur deux, entièrement fermée de barreaux d’un côté. L’endroit où ils sont seuls, où ils dorment et où ils lisent, où ils s’habillent et pourvoient à leurs besoins est une cage pour animal sauvage. C’est là que réside toute l’hypocrisie de la prison. On soupçonne le représentant de l’administration qui guide la visite de glousser intérieurement. On l’entend presque se dire et nous dire, quelque chose comme : "Vous nous avez confié ces voleurs et ces meurtriers parce que vous les considériez comme des bêtes sauvages ; vous nous avez demandé d’en faire des moutons dociles, de l’autre côté de ces barreaux qui vous protègent ; mais il n’y a aucune raison pour que nous, gardiens, représentant de la loi et de l’ordre, instrument de votre morale et de vos préjugés, ne les considérions pas aussi, à votre invitation, comme des bêtes sauvages.


Nous sommes comme vous. Nous sommes vous. Et, donc, dans cette cage où vous nous avez enfermé avec eux, nous rétablissons entre eux et nous le rapport d’exclusion et de pouvoir que la grande prison instaure entre eux et vous. C’est vous qui nous les avez désignés comme des bêtes sauvages ; à notre tour nous leur transmettons le message. Et lorsqu’ils l’aurons bien appris derrière leurs barreaux, nous vous les renverrons."

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