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La Visite de la vieille dame

mise en scène Thomas Poulard

: Notes et intentions de mise en scène

Après avoir monté « Les Physiciens », j’ai encore envie de faire un bout de chemin avec l’univers si singulier et stimulant de Dürrenmatt.


Une pièce universelle. Si « La visite de la vieille dame » se passe en Europe centrale, elle pourrait avoir lieu aussi bien dans un petit village de la campagne française que dans une contrée reculée d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique. C’est également une pièce intemporelle par les thématiques qu’elle contient : le retour au pays ; celui qui a réussi alors que les autres en sont restés au même point ; la vengeance de celui qui revient.


La Justice. Bien évidemment le thème qui domine la pièce est celui de la Justice et de sa légitimité. Ici, la parabole nous montre que la justice est toute relative et qu’elle dépend des hommes qui font la loi. En s'ingéniant à renverser les codes, à introduire la fiction dans la réalité, Dürrenmatt brouille la frontière entre la justice et l'injustice, la culpabilité et l'innocence.


Le droit de la société qui consiste à garantir la liberté de chaque individu et qu’on appelle Justice ne peut se faire que si elle restreint la liberté de chaque individu (nécessaire au bon fonctionnement du groupe). Cette justice là est précisément en contradiction avec le concept individuel que chacun se fait de la justice. A un concept global et logique de Justice s’oppose une justice existentielle (et émotionnelle).


Qui a le droit de juger ses semblables ? Qui « fait » la loi ? Peut-on être son propre juge ? Le concept philosophique de Justice serait donc impossible à réaliser ? Ici, la vieille dame « s'achète » la justice pour se venger. Seule, la Justice divine devrait être à même de corriger les faiblesses des hommes. Est-ce à dire que la vieille dame en se plaçant au dessus des habitants incarne cette conception divine impartiale ? Sauf que l’échiquier est truqué d’avance puisqu’elle utilise son argent pour corrompre tout le monde. Décidemment, la partie n’est pas simple... Ce qui a tout pour réjouir un écrivain comme Dürrenmatt.


Une fois de plus, comme dans « Les Physiciens », la pièce offre à la fois un terrain de jeu théâtral et une vraie matière à réflexion. Son originalité tient à la notion de tragi-comédie, avec ces successions de scènes cocasses au service d’une situation dramatique qu’on sait perdue d’avance pour Alfred Ill et qui rend son dénouement encore plus effrayant.


Une pièce - machine. On a ici affaire à un théâtre grotesque rempli de trouvailles scéniques. Pas de décors réalistes mais des transformations et des changements de lieux à vue, mobiliers ou enseignes qui descendent des cintres, personnages – manipulateurs qui miment les arbres, les animaux de la forêt etc. La parabole, le sens de l’histoire, les artifices de scène, Dürrenmatt y a mis toute sa « science » du théâtre !


Un conte moderne. Dürrenmatt est d’abord et avant tout un formidable raconteur d’histoires. Nous allons donc jouer et raconter cette histoire en utilisant notamment les nombreuses didascalies. Plutôt que tout montrer, nous ferons appel à l’imaginaire du spectateur pour reconstituer le village labyrinthique de Güllen avec sa gare, son auberge, sa forêt…


Le choeur du village. Comment réagirions-nous aujourd’hui si la communauté à laquelle nous appartenons (famille, pays) était menacée ? Et si la solution passait par le sacrifice de l’un d’entre nous ? Comment, dans une société civilisée comme la nôtre, justifierions-nous ce sacrifice ? C’est l’étude de ce mécanisme de délitement des « valeurs » que je souhaite décortiquer. J’ai dit précédemment que cette fable était universelle mais je trouve qu’elle raconte quelque chose de très contemporain sur l’atmosphère qui règne aujourd’hui dans nos pays européens. Il est donc pour moi très important de raconter cette histoire au présent, ici, en Europe, loin de toute vision folklorique.


Dans la tragédie classique, le drame est porté par le héros solitaire. Ici c’est tout le village qui se rend complice d’un crime. La faute devient collective. La responsabilité individuelle est diluée dans le groupe ; « responsable mais pas coupable », pour reprendre une expression devenue tristement familière. En 1956, date à laquelle la pièce est écrite, les pays européens cherchent à refouler la période trouble de la deuxième guerre mondiale (arrivée au pouvoir de dictateurs plébiscités par des élections, collaboration, etc.).


« Ensemble, la barbarie devient possible. » L’Histoire nous l’a déjà montré et a souvent tendance à se répéter. En période de crise économique et de grand désarroi, ce qui semble inimaginable peut, subrepticement, survenir. Le paradoxe n’en est que plus grand, dans une société fondée sur le progrès et l’abondance mais laissant sur le bord de la route un nombre croissant d’individus. Et si finalement, le personnage principal de la pièce n’était pas Claire Zahanassian ou Alfred Ill mais ces habitants de Güllen, c’est à dire nous mêmes ?


La vieille dame ou l’art de la manipulation. Qui est cette vieille dame ? Un être humain ou un monstre ? Avec ses prothèses et ses multiples opérations, portée quasi en permanence par deux gardes du corps elle ressemble étrangement à Winnie dans Oh les beaux jours de Beckett : une femme empêchée dans son corps qui cherche à tuer le temps et sa solitude en recréant un monde autour d’elle. Ici… avec de l’argent et une grande cruauté. D’où l’autre analogie possible avec Hamm dans Fin de partie, qui ferait apparaître et disparaître, à sa convenance, les personnages de sa cour tels des marionnettes sorties d’une trappe: Koby et Loby, le valet de chambre, les maris N°7 à 9.

Thomas Poulard

février 2014

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