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La Ville

+ d'infos sur le texte de Martin Crimp traduit par Philippe Djian
mise en scène Guillaume Béguin

: Auto-interview au sujet de "La Ville" de Martin Crimp

Dans La Ville, qui dit JE ?
On ne sait pas.
Quand Chris parle, peut-être que ce sont les mots de Clair.
Jenny est peut-être écrite par Clair, et la Petite Fille rêvée par Chris rêvé par Clair.
Clair elle-même phagocytée par Mohamed.


A qui parle ce JE qui n’existe pas ?
A un autre JE interchangeable, avec une langue qui se détruit elle-même.
Parler à un autre, c’est s’immiscer en lui, prendre le pouvoir de son cerveau et de son imaginaire.
Parler est menaçant.
Ecouter est dangereux pour le maintien de l’intégrité de son propre imaginaire.
JE suis la télévision. JE suis la publicité. JE suis l’autre dont je ne sais pas ce qu’il me veut.
Quand l’autre me parle, je dois détruire son discours pour qu’il ne me pénètre pas.
Quand JE parle, mon discours se détruit tout seul, parce que je ne suis pas sûr que ce soit MOI qui parle, D’AUTRES parlent peutêtre aussi en MOI et c’est sans doute dangereux.


De quoi parle ce JE qui n’existe pas ?
Il parle du fait que le monde fait du bruit.
Il parle de grandes organisations, de pays immenses, de guerres proche et lointaines, de lois incompréhensibles qui ont envahi le monde dans lequel nous vivons. Il parle du fait que nous ne comprenons rien et que nous avons peur.


Qui est CLAIR ?
Le miroir des spectateurs.
Clair est le réceptacle de tout ce que nous attendons, de tout ce que nous manquons, de tout ce que le monde a créé en nous. C’est nous-mêmes et personne. C’est la finance, le bourreau, la victime, l’amoureuse et la pécheresse en une seule femme. C’est personne et c’est tout le monde.
Clair doit être douce et violente à la fois. On doit l’aimer et la craindre.


Y a-t-il plusieurs points de vue sur Clair ?
Non. Clair est claire. Ou plutôt, il est clair que Clair n’est pas claire.


A nouveau, la question de la définition de l’identité est-elle au centre de ce travail, comme dans En même temps et Autoportrait ?
Non. Cette question est maintenant dépassée. Il est clair que nous sommes incapables de nous définir.
La question est plutôt la suivante : JE suis incapable de me définir, JE suis perméable aux discours et aux images du monde, aux fantasmes de mon voisin, de ma mère et de mon fils, je peux me les approprier au point d’être persuadé qu’ils ont toujours été à moi.
Mon langage, mes goûts et mes images sont ceux de quelqu’un d’autre. Ces sont des choses volées, ou que l’on m’a données mais que JE ne voulais pas forcément. Mais il y a peut-être tout de même un noyau tout au fond de MOI (du moins j’en ai l’impression).
Quelque chose que JE ne peux pas définir mais qui, pourtant, me définit. Quelque chose sur quoi viennent rebondir les images et les discours que je perçois. Quelque chose qui est peut-être la sensation d’être un JE. La question est dès lors la suivante : est-ce que les discours et les images dont je suis bombardé peuvent détruire ce noyau ? Ou le faire flancher au point qu’il veuille se saborder lui-même ? Le monde n’est-il pas une menace pour MOI ?


Dans La Ville, et outre la question de l’individu face au monde et aux autres, n’est-il pas tout d’abord question de la fiction, et de comment elle embarque les personnages dans un jeu avec la réalité ? S’agit-il d’un texte sur la création ?
Oui. Clair est une sorte d’écrivain raté.
Comme beaucoup d’artistes, elle est attentive aux « bruits du monde », et elle cherche à les « traduire » dans son oeuvre. Mais elle ne trouve pas la forme juste pour exprimer ce qu’elle doit dire. Du coup, cela rejaillit malencontreusement sur son entourage, au risque de le détruire, ou de l’ébranler durablement. Peut-être aurait-il été préférable qu’elle parvienne à écrire un roman. Mais cela n’a pas été possible. Et les « bruits du monde » ont tellement déréglé son MOI, qu’il a peut-être été détruit. Elle commence alors à agir sur le monde autour d’elle de façon néfaste.


Sur la scène du théâtre, comment montrer la différence entre ce qui relève de la réalité et ce qui relève de la fiction ?
Ce que montre La Ville, c’est que la frontière entre les deux monde est assez poreuse.
Comme si ce que l’on imaginait pouvait devenir la réalité. Il n’est donc pas intéressant de montrer la différence, mais plutôt de montrer comment les deux sont imbriqués et inextricablement liés. Les informations de la télé produisent de la fiction. Il n’y a plus tellement de différences entre Hollywood et CNN.


Sauf que les morts que nous voyons sur CNN sont de vrais morts, alors que ceux de Hollywood rentrent dans leur villa une fois que le tournage est terminé.
Oui. Mais de notre point de vue, cela ne change pas grand chose. Et nous « recevons » les morts de CNN et de Hollywood au même endroit de notre imaginaire ou de notre sensibilité. Et d’ailleurs, que fait-on des morts de CNN ? Nous ne savons que faire de ces informations. Nous les consommons, et, au bout d’une demi-heure, pour se changer les idées, nous regardons un film.


Chez Martin Crimp, où a lieu cette confusion entre la réalité et la fiction ? Au travers d’actions représentées sur la scène, dont la « réalité » serait sujette à caution, ou seulement dans les conversations entre les « personnages » ?
Les deux. Mais là où réside son originalité, c’est que cette confusion, d’une certaine façon, est totalement acceptée par les « personnages ». Ils ne sont plus en train de se demander lequel est le plus vrai, Hollywood ou CNN, ils savent depuis bien longtemps que pour eux, au final, cela ne change rien. Cette confusion fait partie de leur vie. Il n’y a plus de différence entre ce qu’on pourrait appeler leur monde « intérieur », c’est-à-dire un conglomérat de fantasmes, de souvenirs, et de tout ce que l’on a été capable d’absorber, et le monde « extérieur », à savoir ce que nous pouvons appeler « la réalité ». Non seulement ces deux mondes sont poreux, mais leurs limites sont très floues. Peut-être ces deux mondes ont-ils d’ailleurs en partie fusionné.
Cette (con)fusion concerne tous les aspects de la vie de Clair, Chris et leur fille : relation, famille, mais aussi communication. Parfois, ils se comportent l’un avec l’autre comme s’ils étaient deux pays hostiles, en proie à des batailles ou des discussions diplomatiques complexes. Leur discussion prend la forme d’un ballet guerrier ou chaque geste et argument est savamment analysé, contredit et renvoyé au visage de son adversaire. La virtualité concerne tous les aspects de leur vie : sentiments, gestes, plaisanteries, dialogues.


Peut-on dire que La Ville se déroule en partie dans le cerveau de Clair, et en partie dans la maison de celle-ci ?
J’ai envie de dire que la totalité de la pièce se déroule à la fois dans le cerveau de Clair, mais aussi dans ceux de Chris, de Jenny et de la petite fille. Tout n’est peut-être que rêve, fantasme morbide. Rien ne se passe « réellement » dans l’appartement de Clair et Chris, ou dans leur jardin, qui n’ait passé auparavant par le cerveau d’un des protagonistes. « Tout ce que nous faisons, dans l’art et dans la vie, est la copie imparfaite de notre intention », comme le dit Pessoa (cité par Crimp au début de La Ville) : tout ce que nous faisons, nous l’avons d’abord imaginé. Par contre, tout ce que nous avons imaginé, nous ne l’avons pas fait ! Mais lorsque les fantasmes et la réalité appartiennent au même monde, quand les intentions et les actions ont le même niveau de réalité, toutes les règles et les grilles de lecture du monde volent en éclat. Des concepts comme le temps, la durée, la continuité géographique des lieux, l’unité de la personne, … tout cela vole en éclat.


J’ai envie que les acteurs parlent entre eux comme des somnambules. Pas dans le sens où leur diction serait pâteuse et leur corps amolli. Mais avez-vous déjà essayé de parler à un somnambule ? Si vous êtes capable de comprendre ce qui lui arrive, il est totalement imperméable à vous. Pour lui, vous n’existez pas, vous n’êtes pas dans son rêve. Et pourtant vous êtes à côté de lui. N’essayez pas de lui parler ou de le toucher, vous risqueriez de faire se télescoper deux mondes qu’il serait peut-être dangereux de confronter. Que se passe-t-il lorsque deux somnambules discutent ? Y a-t-il une interaction possible, et si oui, de quelle nature ? Leurs « réalités » sont-elles perméables ? Ces sont quelques unes des questions que j’aimerais me poser au moment des répétitions.


Mais il y a un autre protagoniste, dont nous n’avons pas encore parlé : le spectateur. Lui aussi a des fantasmes, une relation avec « la réalité ». Comment est-il sensé s’inscrire dans le dispositif qui se mettra en place pour La Ville ?
Il faudrait réussir à ce que le spectateur mêle ses propres obsessions, rêves et angoisses à ceux de Clair, Chris et Jenny. Pour ce faire, j’aimerais que tous les signes sensoriels que le spectateur recevra en assistant à la représentation soient extrêmement concrets, mais extrêmement lacunaires, presque subliminaux, de façon à inviter le spectateur à « accrocher les wagons » de ses propres rêveries aux situations proposées sur le plateau.

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