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La Trilogie des contes immoraux (pour Europe)

Phia Ménard ( Conception )


: Entretien avec Phia Ménard

Propos recueillis par Malika Baaziz en janvier 2021

Votre trilogie semble prendre sa source entre la Grèce antique et l’Allemagne d’après-guerre. Pouvez-vous nous parler de ses origines ?


Phia Ménard : Tout est parti d’une commande inattendue de la documenta 14, quinquennale d’art contemporain de Kassel en Allemagne autour des thématiques : « Apprendre d’Athènes » et « Pour un Parlement des corps ». Je me suis donc rendue à Athènes à plusieurs reprises et à Kassel.
À Athènes, j’ai été tout d’abord frappée par la terrible situation économique due à la crise puis par des Grecs qui, malgré une grande pauvreté, venaient en aide aux migrants récemment arrivés. Par ailleurs, Kassel, berceau des frères Grimm, n’avait d’autre intérêt que d’avoir eu un des premiers maires nazis en 1933. La documenta, créée vingt-deux ans plus tard sur les racines du mal, portait l’idée magnifique d’aider une population à se relever et pour cela de se réapproprier l’humanité par l’art. Et dans ces deux villes, j’ai vu des propositions artistiques qui ont fait bouger mon travail : la sculpture écologique 7 000 chênes de Joseph Beuys, installée dans cité de Kassel depuis 1982 et le programme 100% belge du Festival d’Athènes et d’Épidaure dévoilé par Jan Fabre devant l’Acropole qui m’a fait dire que si j’avais été une artiste grecque, j’aurais fait sauter le Parthénon.
Il y avait d’un côté la doxa d’une Europe économique subie par les Grecs et de l’autre, le dédain pour les artistes du pays. Mais que signifiait cette Europe ? C’est ainsi que, sous la forme d’un conte, est née Maison Mère. J’ai ensuite imaginé un Temple Père, rappel de la société patriarcale. La matrice, puis le pater et je voulais clore par une projection, cette Rencontre Interdite qui pose la question de la limite.


Entre le Parthénon qui explose et l’anti-héroïne punk, votre performance est traversée par la violence et le spleen.


J’ai toujours eu une grande conscience politique car je viens d’un milieu ouvrier militant qui s’est sans cesse questionné sur l’utilité de la lutte. Le spleen se trouve dans cette interrogation et fait partie de mon identité. Ma génération avait encore le choix de changer le monde mais ne s’est pas battue pour. La grande différence est que les jeunes aujourd’hui n’ont pas le choix, pour continuer à vivre, ils doivent lutter. Ma colère vient de là.


Maison Mère, écrit en 2017, est le constat de ce que j’ai vu durant les vingt-cinq années de mon travail à travers le monde, tant de bonnes volontés qui se sont laissé engloutir par le néolibéralisme. J’ai connu l’arrivée au pouvoir de Reagan et de Thatcher qui prônait l’ultralibéralisme avec la formule There is no alternative (TINA). Mais c’est surtout le slogan No Future du mouvement punk contestataire de l’époque qui m’a beaucoup touchée. C’étaient des visionnaires qui avaient pressenti que la société allait droit dans le mur. Derrière l’idée de créer ce personnage d’Athéna guerrière, je souhaitais suggérer qu’aujourd’hui elle aurait sûrement été punk. J’ai imaginé Maison Mère sur l’idée que la caste dirigeante ultralibérale estimait qu’il faisait toujours beau en Grèce et que l’on pouvait construire des maisons en carton peu coûteuses. La construction de ce Parthénon par cette Athéna punk est symboliquement une maison, ventre de la mère, qui nous protège. Cette maison en carton qui va être détruite par l’eau est pour moi une métaphore de la société de consommation, un moyen de dire que l’humanité qui aura été si longue à se construire arrive finalement à l’échec, au réchauffement climatique.


Le deuxième volet, Temple Père, né des ruines de Maison Mère, rappelle votre plaidoyer contre le patriarcat de Saison Sèche.


C’est une autre facette, puisqu’à ce moment-là je reprends la position de l’homme que je peux connaître de mon histoire passée.
C’est la facette du père qui fait fabriquer par d’autres le symbole de sa puissance, une tour construite sur le principe du château de cartes avec pour référence la tour de Babel. L’érection de cette tour – symbole phallique par excellence – est effectuée par des esclaves. Je montre ici comment le patriarcat et l’ultralibéralisme sont liés et comment l’homme tire profit de l’humain.
Le casting des ouvriers/esclaves est de quatre acrobates. L’acrobatie n’est pas le sujet, mais permet de gérer le danger de la hauteur, la technique d’équilibre, l’agilité et la force nécessaires pour l’épreuve physique intense que cette pièce demande. Un contrat est passé entre les interprètes/esclaves et la metteuse en scène/dominatrice dans le sens d’une mise en scène théâtrale où les corps sont contraints à la fabrication silencieuse de la tour.
C’est aussi par ce contrat que je veux interroger le regardant sur sa place : de qui suis-je dominant et par suis-je dominé ? J’ai aussi imaginé la construction par les esclaves d’un temple à la gloire du patriarche comme une séance de sadomasochisme, avec cette idée de servitude volontaire.
Qu’est-ce qui fait que nous nous obligeons à être esclaves et que nous l’acceptons ?
Je me suis appuyée sur la notion de contrat.
Dans l’ultralibéralisme, c’est la même chose, c’est le contrat qui définit les règles.
Le contrat précaire d’aujourd’hui, celui du livreur Uber, c’est du sadomasochisme.


Comment le thème « Pour un Parlement des corps » s’inscrit-il dans votre trilogie ?


La question du corps est à la base de mon travail. Elle prend sens ici dans la relation que j’ai avec « l’ouvrier » qui comme mon père a travaillé toute sa vie dans des conditions terrifiantes et qui tire pourtant fierté de ce qu’il a accompli.
Quelle que soit la souffrance, nous l’oublions parce que, malgré tout, nous participons à quelque chose d’incroyable. Le Parlement est censé être l’endroit de la discussion pour construire, il devrait nous aider à nous sortir collectivement de cette situation.
Mais non, c’est encore aujourd’hui un parlement de la souffrance et de la servitude, un parlement des corps patriarcaux. Dans Saison Sèche, je me posais déjà la question de savoir ce qui fait que nous ne nous révoltons pas. C’est le sujet du dernier volet de la trilogie, La Rencontre Interdite : la révolution qui nous fait peur car se révolter c’est accepter que nous puissions mourir. Nous voulons changer le monde mais sans nous sacrifier. Les deux questionnements inévitables sont pour moi la mort et la révolution, intiment liées dans mon écriture et qui se rejoignent dans la question de la croyance.
Laïque et athée, je suis face à un manque de spiritualité que j’ai dû pallier. Mais religieux ou non, nous sommes tous confrontés à notre incapacité à accepter notre finitude. Cette rencontre que je qualifie d’interdite car nous nous l’interdisons, est pour moi l’exercice de la pensée. Je veux l’amener dans le corps du spectateur qui se trouvera ici pris en immersion.


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