: Entretien avec Sylvain Maurice
Propos recueillis par Nicolas Laurent, septembre 2013
Avant qu'il ne devienne le personnage principal de son roman dialogué La Pluie d'été, Duras convoque par trois fois Ernesto dans trois oeuvres différentes. Ernesto est une figure récurrente de l'imaginaire de l'auteur...
Marguerite Duras publie en 1971 un court récit
pour les enfants qui s'appelait Ah ! Ernesto. En
1984 elle reprend les principaux personnages
(Ernesto, sa mère, son père, l'instituteur) et développe
les situations pour en faire un film Les Enfants. Enfin, en 1990, Duras enrichit plus encore
ce matériau, en situant l'action de son récit
à Vitry-sur-Seine, en faisant des parents des immigrés,
des déracinés, dans un roman dialogué
La Pluie d'été.
Dans ces trois variations, Ernesto est un « grand
enfant », qui ne veut pas aller à l'école, « parce
qu'à l’école, on m’apprend des choses que je sais
pas ». Il ne sait ni lire, ni écrire, il ne connaît pas
son âge. Dans la première version, son attitude
se situe contre le savoir institué, sur un mode
contestataire, dans la lignée de mai 68. À contrario,
dans La Pluie d'été, Ernesto est subversif malgré
lui.
Sa naïveté (peut-être même une certaine forme
d'autisme ou d'idiotie) va devenir sa force : grâce
à la découverte d'un livre brûlé (en fait l'Ecclesiaste
de l'Ancien Testament), Ernesto va être littéralement
habité par une connaissance inédite
et instinctive. Il va faire évoluer tous les personnages
et bouleverser les répères habituels.
L'écart est très grand entre Ah ! Ernesto et La Pluie d'été : à travers les réécritures, l'ensemble
des personnages, y compris l'instituteur, ont
gagné en humanité et en complexité. La Pluie d'été est travaillé par des thèmes aussi essentiels
que la folie maternelle, le désir entre frère
et soeur, la Shoah, l'adieu à l'enfance, etc.
La fable a en effet plusieurs niveaux de lecture : une fable très simple qui présente des personnages aussi décalés que concrets, qui se concentre autours du parcours d'Ernesto ; une parabole sur le savoir ou la connaissance, avec une dimension métaphysique : Ernesto prend conscience de l'absence de Dieu...
Tu as raison de parler de simplicité... La Pluie d'été est une oeuvre directe grâce à une langue
très orale qui se déploie dans les dialogues vifs
et étrangements drôles. Comme la langue d'origine
des personnages n'est pas le français ou
bien qu'ils sont analphabètes, Duras invente une
langue originale. Surtout elle donne l'illusion
« qu'on pense comme on parle ». Dans La Pluie d'été, les pensées s'énoncent en direct, au présent,
dans un étonnement permanent. Duras
explique très bien comment elle a écrit La Pluie d'été dans un entretien avec Aliette Armel au
moment de la parution du livre : « c'est laisser le
mot venir quand il vient, l'attraper comme il
vient, à sa place de départ ou ailleurs, quand il
passe. Et vite, vite, écrire, qu'on n'oublie pas comment
c'est arrivé vers soi. J'ai appelé ça littérature
d'urgence. Je continue à avancer, je ne trahis
pas l'ordre naturel de la phrase ».
Ernesto et sa mère, qui fonctionnent en miroir,
accouchent de ce qu'ils ont à dire en même
temps qu'ils le disent. C'est à la fois très émouvant
et très drôle : la pensée est sur un fil, dans
une continuelle reformulation. Les pensées les
plus hautes se heurtent à la trivialité d'un parler
populaire. En cela il y a une dimension clownesque
: les personnages sont très typés, leur
langage est maladroit et en même temps ils
sont traversés de fulgurances métaphysiques.
Cette dimension philosophique, au début de la
fable, est très peu présente. Mais au fur et à mesure
qu'Ernesto acquiert de nouveaux savoirs (et
il assimile tout), il va être traversé par « une
conscience de l'inconnaissable ». Ernesto se sert
du grand livre brûlé, l'Ecclesiaste. En même
temps qu'il s'identifie à David, roi de Jérusalem,
il en acquiert la pensée tragique : « J'ai compris
que tout est vanité / Vanité des vanités / Et
Poursuite du Vent ». Duras attribue à Ernesto –
celui qui ne sait rien – la conscience que le véritable savoir est d'une autre nature que le savoir
lui-même. Et à travers ce procédé, Duras reconvoque
tous les grands thèmes qui traversent son
oeuvre...
On peut ainsi privilégier une lecture autobiographique où Duras reprend ses grandes obsessions : la figure d'une mère extraordinaire et dévorante, la passion amoureuse entre frère et soeur, la pauvreté et le déracinement, l'effroi partagé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec son mari Robert Antelme qui revient des camps…
Oui, tout est là, jusqu'à l'alcool, quand les parents
partent se saoûler dans les rades de Vitry
et ses environs. On peut également faire une
analogie avec le Vitry imaginé par Duras et le
souvenir du Vietnam où la petite Marguerite a
passé toute son enfance. La pluie d'été qui
tombe fait penser à la mousson...
Mais je vois une singularité propre à cette
oeuvre, qui est de nature à fédérer les durassiens
et ceux qui sont plus sceptiques face à cet
auteur : la figure d'Ernesto (Duras dit s'être inspirée
de Outa, son propre fils) décale et transforme
les obsessions de l'auteur. Elle les allége,
elle donne une place au rire, à la distance. C'est
à la fois grave et léger, sans pathos.
Après Métamorphose d'après Franz Kafka, tu choisis de travailler à nouveau sur un texte extérieur au répertoire théâtral. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ? Comment as-tu travaillé l'adaptation pour la scène ?
Entre ces deux spectacles, je fais de façon très consciente le choix de travailler en contraste, en opposition. La Pluie d'été est un roman dialogué, souvent adapté et mis en scène pour le théâtre. Il est assez évident d'en faire une version scénique : il s'agit surtout de repérer les coupes. La question la plus sensible concerne les passages narratifs : pour ma part, je fais le choix de les limiter au strict nécessaire. Et même quand c'est possible, je préfère recréer le dialogue plutôt que de garder le récit. Le projet de Métamophose était d'une toute autre nature puisqu'il s'agissait de construire les situations théâtrales à travers la vidéo et de travailler sur l'illusion grâce à un décor monumental. Rien de cela ici : nous sommes dans un dispositif scénographique léger, pour mettre en jeu les relations entre les personnages.
Précisément dans quelle scénographie imagines- tu cette Pluie d'été ?
Dans ce projet, ce sont les rapports des corps entre eux et la présence des acteurs qui guident les choix. Deux idées guident le travail : un espace ouvert, non figuratif, où ce sont les accessoires qui donnent sens à l'espace ; un espace évolutif, qui raconte le parcours d'Ernesto, de sa « venue au monde » à son départ pour l'Amérique.
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