: Note du metteur en scène
Une jeune femme sort de la mer. Elle se nomme Viola
(ce nom ne sera prononcé qu’à la fin de la pièce). Son
frère jumeau vient de se noyer au cours d’un naufrage.
Dans le pays de fantaisie où elle échoue elle se travestit
en homme, cela sans aucune raison si ce n’est celle,
secrète, de faire revivre ce frère aimé. Elle se fait appeler
Césario, elle entre au service d’un homme mélancolique
éperdument amoureux d’une autre jeune femme,
en deuil elle aussi d’un frère, et qui possède les mêmes
lettres que son propre nom : Olivia.
Césario tombe amoureux-se de son maître, tandis
qu’Olivia s’éprend de Césario-Viola… Une suite de malentendus,
de quiproquos et de méprises s’ensuivent nécessairement.
Viola retrouve enfin son frère jumeau, vivant.
Olivia va le séduire et l’épouser, Viola dévoile à tous sa
féminité et est aussitôt aimée et épousée par son maître.
Viola est toujours en Césario. On ne la verra jamais
remettre sa robe.
Dans ce jeu de doubles et de reflets où l’autre est comme
l’écho de vous-même, où la raison et la déraison, la
farce et la gravité semblent se répondre, un amour, un
seul, pousse la pièce en avant : celui, passionné, de
Viola pour son maître Orsino. Seule Viola obtient ce
qu’elle veut : Orsino et la « résurrection » de son frère.
Si cet amour est si profond c’est certainement parce
qu’il est éprouvé par un être androgyne, qu’il est trouble,
troublant, tendu entre le féminin et le masculin,
entier. Le travesti de Viola n’est pas un mensonge ou une
simple commodité pour mener l’action : il reconstitue
en toute vérité l’être humain avec ses deux moitiés,
féminine et masculine, dans une lutte contre la mort
qui lui a volé son double, ce frère jumeau qu’elle veut faire
revenir à la vie.
Les personnages de La Nuit des rois sont des êtres
égarés au bord de la mer, cette mer cruelle qui s’acharne
à séparer les familles et à briser les liens. Hommes et
femmes sont comme abandonnés à des forces inconnues,
incompréhensibles. Ils ne comprennent pas grand
chose à ce qui leur arrive. L’amour lui-même est plein
d’erreurs et d’errements. Aveugles souvent, ballottés,
capricieux et même cyniques, ils voient ce qui n’est pas
et sont ce qu’ils ne sont pas. Tout comme Iago, Viola
peut dire : « I am not what I am. »
Dernière comédie lyrique, cette pièce de Shakespeare
annonce les inquiétudes, les remises en question, les
tons sombres des tragédies. Le quatuor de désoeuvrés,
Toby, Andrew, Feste, Maria est donc chargé de chasser
la tristesse qui enveloppe l’oeuvre. Chants, danses,
débauches, cris et duel s’entrelacent tout le long de la
quête amoureuse de Viola.
Les comédies de Shakespeare sont toutes un peu tristes.
Le monde étant ce qu’il est, comment ne le seraientelles
pas ? Mais cela n’exclut pas le rire et le divertissement.
« Il pleut tous les jours ! Le monde est vieux ! »
nous chante le bouffon à la fin de la pièce. « Mais heureusement,
le théâtre est là ! »
Ces lignes sont écrites à plusieurs mois de la première
répétition. Mon spectacle La Nuit des rois est encore à
l’état de songe. Je sais qu’il sera musical, chanté et
dansé... Que les décors nous feront rapidement aller du
bord de la mer aux salons austères d’Olivia et d’Orsino.
Qu’il y aura un piano, des rideaux très légers, visibles et
invisibles, des personnages en costumes du XVIIème siècle,
en conversation basse, feutrée, et d’autres vociférant
des obscénités, un bouffon fugueur, vieilli et fatigué d’être
encore là, et un homme sombre en perruque au pouvoir
menaçant qui est au centre d’une des scènes les
plus drôles du théâtre de Shakespeare : Malvolio. Je sais
que pour jouer cette pièce menée par des femmes, il
faut de grandes actrices : ce sera donc Nathalie Richard
qui interprétera Viola, Dominique Valadié le bouffon, et
Ninon Brétécher Olivia. Arnaud Décarsin sera Orsino,
Jean-Claude Leguay Sir Toby, Jean-Marc Bihour Sir
Andrew, Laurent Montel le Capitaine et Antonio, Luc
Tremblais Maria et Dominique Compagnon Fabien…
Jean-Louis Benoit
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