: Présentation
Synopsis
Marthe s’en va. Elle n’a pas le choix. Et elle s’en va maintenant parce qu’elle ne sait plus faire la part des choses, entre sa peur au ventre, les propos rassurants des uns ou des autres, la trahison, l’amour. Soudain, pour elle, cela devient une question de minutes. Rien ni personne ne peut lui dire si sa crainte est justifiée. Alors, elle part. Deux valises. Traverse la ville pour aller dire au revoir à son mari, dans sa classe où il prépare une leçon d’arithmétique. Elle est obligée de prendre la place, d‘expliquer ses derniers coups de téléphone, à un ami docteur, à une amie du couple, à son frère, etc. Elle trouble son mari. Elle trouble l’ordre des choses . Est-ce bien encore le temps des paroles à moitié, des silences qui en disent long ? Il y a urgence. Il faut essayer de dire les choses comme elle sont. Dire qu’on ne combat l’horreur à coups de « l’histoire ne se répète pas » . Dire qu’on ne fait pas de l’arithmétique innocemment. Se battre, oui peut-être pour ce qui n’arrivera plus jamais, mais se battre pied à pied, dès la première misérable petite lâcheté, dès le premier nombre énoncé qui ressemblerait de trop près au début d’une comptabilisation sournoise. Il n’est pas sûr que Marthe sera entendue. Il est probable que le cours d’arithmétique pourra avoir lieu. Il est certain que cela n’aura pas changé le cours de l’Histoire. Il est possible que Marthe soit partie pour rien.
Il s’agit bien de montrer l’énorme difficulté qu’a chaque personnage de se
rassembler en un même corps, en une même voix, en une même pensée.
C’est par ces jeux croisés qu’on rendra compte de l’impossible réconciliation
de l’être humain avec lui-même après Auschwitz. Je souhaite faire en sorte
que cette douloureuse réappropriation par l’être humain de sa pensée, de sa
mémoire, de son intégrité soit d’avantage traité par le montage théâtral que
par les jeux psychologiques entre les personnages. Je préférerais que cela se
passe par un enchaînement de scènes au rythme implacable qui montrerait
cette quête têtue et inlassable.
Mais il semble que la répétition à laquelle ils se livrent soit également
quelque chose comme le moment important d’une cure, d’une thérapie
dirait-on aujourd’hui.
« Il faut user la douleur avec les mots ». Il s’agirait d’abord de cela : la
répétition comme unique remède.
Exactement : quitter l’ineffable pour l’ineffaçable. Dominer l’impossible
jusqu’à rêver d’impassible.
Note d’intention
J’ai écrit La Minute de Silence en 1991. Incité par Moïse Touré à traiter
de l’impossible sujet de l’extermination programmée d’un peuple, j’ai
longtemps cru que c’était peine perdue, qu’il faut, pour aborder de telles
abysses, des forces que je n’avais pas. Il me semblait que la fiction, le théâtre, la
dramaturgie, les mots, par quoi j’avais tenté jusqu’ici de déchiffrer quelques
mystères du monde, étaient soudain de bien trop légers outils. J’en croisais
beaucoup qui y avaient renoncé et je ne voyais pas ce que mon tout petit cri
pouvait apporter à l’effroyable concert des témoignages vécus. Je suis resté
sans voix longtemps, souvent à deux doigts d’abandonner. Tiraillé entre le
désir et le découragement. D’un côté, le théâtre qui est là pour ça, pour dire
l’ineffable, pour tenter l’impossible compte-rendu des moments –passés
ou à venir- où l’Histoire infuse sa déraison dans nos veines de peuples
marionettisés ; de l’autre, la bonne vieille évidence que les mots sont les
derniers à pouvoir prétendre traduire l’indicible et la scène la dernière à
pouvoir prétendre montrer l’inmontrable.
Et puis ne surestimais-je pas la capacité de résistance du matériau dont est
faite la scène de théâtre sous le poids d’un tel sujet ? Ne surestimais-je pas
l’abnégation des acteurs contraints d’incarner, de figurer, la chair martyrisée,
les corps chosifiés, l’être nié ?
Il fallut alors, pour que l’écriture soit rendue possible, que nous parlions,
Moïse et moi, de cette impossibilité de mettre « ça » au théâtre. Et que si «
ça » pouvait enfin s’écrire « ça » ne pouvait être représenté dans un théâtre.
Il fallait à ce texte un autre lieu, un lieu de vie, un lieu de vie réelle. Une
salle de classe, dit le metteur en scène.
Aussitôt, malgré l’injonction d’Adorno sur l’impossibilité d’écrire après
Auschwitz, je vis entrer Marthe, dans son manteau serré à la ceinture,
décidée, ou feignant de l’être ; je vis François courber le dos, le regard
fuyant, peu enclin aux affrontements. Je les vis, perdus, sommés de prendre
en charge l’Histoire au moment où ils ne savent pas encore qu’elle passe
par eux, qu’elle passe entre eux. Je les entendis parler.
Nous étions en 1991. La mort récente de Primo Levi venait de couper le
dernier pont qui nous reliait à l’Inacceptable, qui nous faisait appartenir
au même monde que le trou noir des années quarante. Nous étions sous le
choc. Ainsi, le poète lui-même rejoignait la poésie dans cette zone de nonexistence
qu’Auschwitz avait fait naitre. C’est ce choc, paradoxalement, qui
permit que la pièce s’écrive.
La Minute de silence n’était pas une pièce d’actualité. Elle ne l’est pas plus, ni moins, aujourd’hui. Quinze après, le choc est passé mais elle dit la même
chose. Je crois bien qu’elle ressasse, et je crois que ce ressassement est
nécessaire. François est toujours celui qui fuit, immobile, les mouvements
du monde. Marthe est toujours celle qui tente, pauvrement, de faire entrer
l’Histoire dans sa valise. Je ne sais pas si Marthe représente les femmes et
François les hommes. J’espère que ce n’est pas si simple. Je ne sais pas s’il
y a plus lieu d’être inquiet aujourd’hui qu’il y a quinze ans. Je ne tiens pas
de comptes, je ne me fie pas aux sondages. Je regarde et j’écoute le monde
avec les moyens que j’ai. Je ne crois pas que l’Histoire est écrite. Je crois
seulement que ses bégaiements sont à surveiller.
On le voit, je n’ai pas écrit cette pièce pour éclairer mes contemporains ni
m’éclairer moi-même. Peut-être ai-je espéré que nous nous éclairions les
uns les autres, je veux dire que nous nous inquiétons les uns les autres.
Voilà peut-être ce que cette pièce signifie, que le théâtre est fait pour ça,
pour inquiéter le sens de l’Histoire.
La Minute de silence est notre très modeste contribution, sur le mode mineur,
à ce qu’on pourrait appeler le chant perpétuel de l’inquiétude humaine.
Claude-Henri Buffard
Septembre 2005
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