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La Jeune fille à la bombe

+ d'infos sur le texte de Christophe Fiat
mise en scène Christophe Fiat

: Entretien

Entretien avec Christophe Fiat



Êtes-vous d’abord écrivain ou d’abord performeur?


Christophe Fiat : Je suis un écrivain et je fais des performances. Les performances sont pour moi des mises en scène de mes textes et de mes livres. Mais je n’écris jamais pour la scène. C’est la scène qui se plie au texte, pas l’inverse. “Performance” est le seul terme que j’ai trouvé pour dire comment je lis mes textes sur scène en les accompagnant de sons venus d’une guitare électrique.


Établissez-vous une différence entre le théâtre et la performance?


Je connais mal le théâtre, même si des écrivains comme Shakespeare ou Brecht me passionnent, tout comme Richard Wagner. En effet, ils ont pratiqué tous les arts de la scène (décors, musiques, littérature) – d’ailleurs, mon prochain livre qui sort en octobre est consacré à Richard Wagner. Je connais bien la scène de la poésie sonore française et européenne de même pour l’art contemporain comme par exemple Thomas Hirschhorn avec lequel j’ai travaillé, et j’entretiens aussi une vraie relation avec la danse contemporaine. À vrai dire, il m’importe peu de savoir si je fais du théâtre ou de la performance. Je ne revendique que la liberté de travailler pour exprimer ce qu’il me paraît important de dire aujourd’hui et aussi concernant l’état de la société en 2007. Ou alors, si je fais du théâtre, ça serait une sorte de “théâtre des opérations” : on part du texte, puis c’est amplifié par la scène pour revenir au texte et faire émerger des idées. Ceci pour toucher le spectateur dans sa sensibilité et son intelligence.


Y a-t-il des différences entre vos premières performances et vos derniers travaux?


Oui. Le premier changement tient à la nature même de mes écrits. Maintenant je travaille sur du romanesque et non plus sur des poèmes. Je trouve que la poésie française autorise trop d’ellipse et de systématisme et d’automatisme, ce qui est pour moi synonyme de facilité quand on est sur scène. La poésie contemporaine a complètement évacué l’imaginaire de son champ, alors que le roman préserve encore cet imaginaire. Avec le roman, je peux raconter une


histoire, mais à la condition que l’histoire dépasse la logique de la narration pour stimuler une action critique. C’est ce que j’appelle “l’épopée”. Le second changement est mon souhait d’associer des interprètes. Dans La jeune fille à la bombe, je suis accompagné d’une chanteuse lyrique, Soanny Fay qui est une soprano, de deux danseurs (Rémy Héritier avec qui j’ai déjà collaboré l’année dernière pour la performance en cinq parties La reconstitution historique et Mickaël Phelippeau) et de la vidéaste, Louise Armand, qui a créé les vidéos du spectacle et qui monte sur scène pour la première fois.


Votre texte sera lu ou joué ?


Il sera lu parce qu’un texte, c’est autant une expérience de la voix qu’une expérience mentale. Et il sera aussi récité quand la mise en scène l’exigera. Je veux créer du jeu dans l’alternance des deux : lecture et récitation. Ce jeu pour moi évoque autant la question de l’usage qui est fait des paroles (ce que les Anglais et les Américains appellent les lyrics) dans le rock (il y aura sur scène une ou plusieurs guitares électriques) que l’usage qui est fait de la voix off dans le cinéma. Mais aussi, si j’aime le mot “récitation” c’est parce que dedans il y a “récit”. Quant à la lecture, elle demande une attention forte de la part du spectateur qui lui donne l’occasion de réfléchir plus fortement à ce qui se dit sur scène.


Le titre de votre projet est La jeune fille à la bombe.


C’est un titre paradoxal, presque un oxymore. Parce que la bombe qui fait référence au terrorisme est toujours associée à l’homme et jamais à la femme, et encore moins à la jeune fille. Dans ce travail, je veux attirer l’attention sur le terrorisme d’aujourd’hui, bien sûr. Mais aussi sur les mesures anti-terroristes qui font autant de dégâts que le terrorisme lui-même. Avec les guerres policières des états démocratiques riches contre les états pauvres, que ce soit en Afghanistan en 2001, ou en Irak depuis 2003, avec la création de lieux hors-la-loi comme le camp de Guantanamo où sont détenus des présumés terroristes, et aussi compte tenu de toutes les mesures de contrôles individuels aux frontières (qu’on pense aux nouveaux passeports électroniques), il y a de quoi avoir une plus grande peur de certains hommes politiques et des lois qu’ils souhaitent voir appliquer que des terroristes eux-mêmes. En parlant de la jeune fille, c’est de cette peur dont j’ai voulu parler. La jeune fille représente encore dans notre inconscient collectif un être vulnérable qui jouit du statut d’objet humain, d’où la référence dans ce travail à l’histoire de la poupée Barbie qui est une baby-boomer. En outre, ce titre est emprunté à Deleuze. Le Deleuze lié à Guattari dans Mille plateaux qui est un livre rude, brutal et léger à la fois, une des machine de guerre philosophique de la fin du siècle dernier dont j’ai parlé dans mon livre Ritournelle une anti-théorie. À l’époque (en 1980), ces deux auteurs faisaient référence aux attentats palestiniens. Aujourd’hui, cela fait référence à la Tchétchénie, mais surtout à cette volonté de toujours vouloir stigmatiser les femmes. En 2007, le terrorisme est devenu un discours politique tellement consensuel qu’il est une nouvelle propagande. Je ne nie pas le danger terroriste, mais je m’insurge contre ceux qui en profitent.


Vous pensez que le problème de cette violence se pose d’une façon plus aigue aujourd’hui ?


Oui, parce qu’on vit la violence comme quelque chose de normal ou comme une fatalité. Alors que la violence est toujours utilisée par les forts contre les faibles. La violence n’est pas naturelle, elle est l’effet de l’intérêt de certains. C’est toujours un rapt, une aliénation. Et dès qu’on aborde la différence des sexes, on se rend compte à quel point le clivage fort/faible est puissant. Plus que jamais les femmes sont réduites à l’idée de nation et plus que jamais, elles en font les frais, dès qu’il y a un conflit (viols ethniques, viols de fillettes et viols de femmes âgées). Il ne faut pas oublier que le symbole de la République française est Marianne, une femme blanche. Elle n’est pas noire, ni jaune. On définit encore la femme comme une mère nourricière et la jeune fille comme une mère à venir, alors que le fait d’être une mère est un choix, une liberté. Simone De Beauvoir a dit tout cela, au milieu du XXe siècle. Ce qui est compliqué aujourd’hui, c’est que la violence est infligée aussi par ceux qui la subissent, non pas sous la forme du renoncement, mais sous la forme de l’autocensure qui prolifère jusqu’à l’autisme généralisé qui en est l’effet. Dans ce travail, je cherche une issue à cela avec tous mes personnages féminins : Nathalie Moore et sa soeur, Louise Moore, Natacha Felsherinow, Susan Hessling, et surtout la fille de Nathalie Moore, la petite Carrie qui est la femme de l’avenir. Le fait que tous ces personnages soient égarés dans les méandres de la société de contrôle ne fait qu’attiser leur désir de liberté.


Le terrorisme est abordé à la fois dans la fiction et dans le réel ?


Quand j’aborde le terrorisme dans le réel, je reprends des événements rapportés par les médias comme l’attentat du 11 septembre 2001 aux États-Unis ou l’attentat déjoué de Londres en juillet 2006 (l’action de La jeune fille à la bombe se passe durant l’été 2006). Mais comme je fais de la fiction, quand j’essaye de comprendre le terrorisme, j’invente un univers pour penser ce réel.


Dans votre texte il est question du tournage du film La Jeune fille à la bombe, le film sera-t-il présent sur le plateau?


Non, il ne sera pas montré pour la simple raison qu’il n’existe pas. Ce qui existe, c’est le récit qu’il y a autour de ce film. Bien sûr, il y aura des vidéos dans ce travail, mais tout comme du chant lyrique et de la danse et de la lecture et aussi des moments musicaux live avec une guitare électrique. Ce sont des éléments qui s’imbriquent les uns dans les autres. Cette oeuvre est un tout et aujourd’hui, on ne peut rendre compte de l’idée de totalité qu’en convoquant tous ces éléments qui sont empruntés à la société des médias et de l’interactivité, mais aussi à la culture de masse (le rock) et à la culture d’élite (l’opéra). Cette société est plus répressive qu’informative. J’essaye de trouver un juste milieu, entre la rock attitude de la fin du XXe siècle qui prétendait qu’on vit sa vie comme si on était dans un film (ce que disaient aussi les punks) et la société de contrôle qui repose sur l’idée que filmer, c’est montrer pour tuer (que ce soit le sens, ou les personnes – les médias ne font pas de hiérarchie entre les deux). La solution, c’est qu’il y aura une caméra sur scène qui enregistrera tout sans que cet enregistrement ne soit montré au spectateur. Bref, c’est une boîte noire. Impossible de parler du terrorisme, sans montrer le spectacle qui va avec. Mais ce spectacle est une apparence, pas la vérité qui se dévoile au fil de l’histoire.


Les danseurs qui raconteront aussi cette histoire de femme sont des hommes?


Ce sont des danseurs que je connais depuis longtemps. J’ai rencontré Rémy Héritier en 2001 à Montpellier quand il travaillait avec Mathilde Monnier et Mickaël il y a deux ans. Mais peu importe leur sexe. La danse – j’en ai parlé dans mon livre sur Deleuze, Ritournelle, une anti-théorie paru en 2002 – emporte le corps et le logos dans un espace qui fait fusionner les sexes. La question de la différence des sexes sur une scène se pose quand on travaille sur le sexy ou le glamour ou le kitsch, ou bien quand des rôles sont précisément donnés. Dans ce travail, chaque interprète est une figure, un modèle.


Les références de votre héroïne sont très liées aux États-Unis. Il n’est pas possible de parler du terrorisme sans parler de l’Amérique?


C’est en effet impossible aujourd’hui. C’est pour cela que le terrorisme nous pose tant de problème car depuis les attentats du 11 septembre et la promulgation du Patriot Act les deux sont inextricablement liés. Le plus terrible, c’est que ce mélange arrange beaucoup d’états, puisque les Américains prennent en charge la police du monde. Je ne diabolise pas les Américains. J’aurai plutôt tendance à mépriser toutes les démocraties qui interviennent diplomatiquement pour montrer leur mécontentement, sans intervenir. Aujourd’hui le terrorisme a remplacé le communisme de la guerre froide. Il permet de créer une peur irrationnelle qui justifie aussi les mesures coercitives qui sont prises au nom de la lutte anti terroriste. D’accord, nous sommes passés du terrorisme politique avec des cibles précises au terrorisme aveugle de masse. Mais est-ce une raison pour que les politiques actuelles soient aussi aveugles que ceux qu’elles désignent comme responsables du malheur de la société ? À la fin, on ne sait plus qui terrorise qui.


Vous dites que votre texte est romanesque. Mais n’a-t-il pas aussi un aspect de conte?


Dans une première version du texte, j’avais intégré une référence à la Comtesse de Ségur que je n’ai pas gardée dans la version définitive (on voyait Nathalie Moore lire Les Malheurs de Sophie à sa fille Carrie). En effet, je l’ai supprimé parce que ça m’éloignait de l’actualité, mais aussi ça devenait trop anecdotique. À sa place, j’ai préféré évoquer Stephen King, l’écrivain de littérature d’épouvante qui ne lésine pas sur le terrifiant. Mais la Comtesse continue de hanter ce travail, confirmant ce qu’Adorno et Horkheimer écrivent dans La Dialectique de la raison : “Ce n’est que dans le roman que l’épopée se transforme en conte”.


Votre récit est inscrit dans un temps précis ?


Comme toutes les épopées, il obéit à un temps précis. Il se déroule sur une semaine de la vie de Nathalie Moore pendant l’été 2006. Ca commence par un road-movie qui nous mène de Paris en Franche-Comté, à la frontière Suisse. Puis il y a un détour par Genève en hélicoptère et ça finit par une bagarre, dans le XIe arrondissement à Paris.


Votre héroïne semble en vouloir particulièrement à la génération des « baby-boomers » ?


Nathalie Moore n’en veut à personne. Simplement, elle constate qu’elle appartient à ce que les baby-boomers appellent aux États-Unis la X generation et qu’on appelle en France la Bof génération. Elle constate que la société dans laquelle elle vit est aux mains des baby-boomers qui sont beaucoup moins “déboussolés” qu’ils le disent. En caricaturant, on a la sensation qu’ils ont dévoré leurs pères dans les années soixante et que maintenant ils s’apprêtent à dévorer leurs enfants, ce qui est commode étant donné que leurs enfants sont des inconnus : des X ! Nathalie Moore ne se laisse pas faire, même si elle se sent en chute libre. Elle ne s’est pas suicidée comme ce fut le cas de beaucoup d’adolescents dans les années 1980, elle n’est pas morte du sida, elle n’est pas dépressive et elle n’a pas le goût du sacrifice. C’est une mère de famille qui se bat dans un monde infernal à cause du terrorisme et de la société de contrôle.


En parlant de la télévision, dont il est souvent dit qu’elle est une entreprise de décervelage, vous parlez d’une entreprise de “dopage” ?


Dans la première version du texte, il était beaucoup question de la télévision. Puis comme j’ai voulu insister davantage sur le cinéma et les film-annonce, j’ai abandonné cette piste. La télé ne décervelle pas. La télé dope, shoot, contamine, virusse. Elle crée une dépendance à l’inanité. Comme tous ceux qui appartiennent à la X generation, je l’ai aimée et on est quelques-uns à ne pas avoir dramatisé cette fascination pour la télé. J’ai réussi in extremis à en extraire le peu de culture qu’elle pouvait encore transmettre, grâce à des lectures précoces. Comment un instrument aussi génial que la télé a-t-il été depuis sa création qu’une entreprise d’accroissement des forces aussi toxiques que l’insensibilité à la douleur, la banalisation du mal, la fascination pour des sentiments fades? Le spectateur assidu n’est pas idiot, il est victime du fascisme qui utilisait la radio dans la première moitié du XXe siècle, comme on utilise la télé depuis quarante ans.


Qui vous a aidé dans cette lutte?


Cette lutte n’est pas finie parce que je regarde encore la télévision, mais comme un baromètre de l’air du temps. Pour moi et sans hésitation ce sont Sade, William Burroughs, Guy Debord, Brecht (celui des opéras Les Sept pêchés capitaux et Mahagonny, et celui des textes théoriques sur le théâtre). Ils m’ont fait prendre conscience que j’étais non seulement dans une société de contrôle, mais aussi d’oppression, qui utilise la norme pour imposer des attitudes et à des manières de penser. Mais peut-être étaient-ils encore optimistes parce qu’ils pouvaient identifier leurs ennemis: l’idéalisme bien pensant pour Sade, le gaullisme et le capitalisme pour Debord, le national-socialisme et le maccarthysme pour Brecht. Aujourd’hui, l’ennemi semble partout donc nulle part. Si l’art est une arme et pas un outil, faisons attention que ces armes ne se retournent pas contre nous !


Propos recueillis par Jean-François Perrier en février 2007

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