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La Chambre d'Isabella

+ d'infos sur le texte de Jan Lauwers traduit par Monique Nagielkopf
mise en scène Jan Lauwers

: La Pièce

1.
La chambre d’Isabella renferme un secret. Elle est le lieu d’un mensonge. Elle est le lieu du mensonge qui domine la vie d’Isabella. Ce mensonge est une image. Une image exotique. L’image d’un prince du désert. Isabella est la fille d’un prince du désert qui a disparu lors d’une expédition. C’est ce que lui ont raconté ses parents adoptifs, Arthur et Anna. Ils vivent ensemble dans un phare, sur une île, où Arthur est gardien de phare. Tout comme l’île, le phare est un lieu intermédiaire : quelque part entre terre et mer, entre solide et liquide, entre intérieur et extérieur. Le phare est bâti sur la terre, mais son désir est la mer. Le désir d’Isabella, c’est le désert, le prince du désert, l’Afrique.
C’est ainsi que commence le récit de la vie d’Isabella, qui est vieille et aveugle. Rapidement, pourtant, il s’avère que derrière l’histoire du prince du désert se cache une vérité terrible, indicible. Anna et Arthur sont incapables d’affronter leurs secrets et se réfugient dans l’alcool. Anna meurt, et Arthur se jette à la mer. La quête d’Isabella pour retrouver son père, le prince du désert, la mène non pas en Afrique, mais dans une chambre à Paris, remplie d’objets anthropologiques et ethnologiques.


2.
Lorsque Isabella passe sa vie en revue, elle est vieille et aveugle. Elle vit dans sa petite chambre à Paris, entourée de ces milliers d’objets exotiques de l’Egypte ancienne et d’Afrique noire. Ils appartenaient au père de Jan Lauwers, qui les a laissés, après sa mort, à sa femme et ses enfants. Ce sont des objets qui ont été arrachés à leur contexte culturel par un regard d’un autre temps – un regard colonial et exotisant. Ce sont des objets dans lesquels un monde – l’Afrique – s’est arrêté, pétrifié, mis de côté, muséifié et fétichisé.
La vie d’Isabella s’étend presque sur l’entièreté du vingtième siècle : de la Première et la Seconde Guerre mondiale, Hiroshima, le colonialisme, en passant par le développement de l’art contemporain, avec Joyce, Picasso et Huelsenbeck, les voyages sur la lune, Ziggy Stardust de David Bowie, jusqu’à la famine en Afrique et au Vlaams Blok un parti politique d’extrême-droite à Anvers. Alexander, l’amant d’Isabella, est fait prisonnier par les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Il survit à la bombe atomique sur Hiroshima (« C’était comme si le soleil avait explosé et que ses cendres s’étaient répandues sur la terre »), mais après la guerre, il devient fou petit à petit : « J’aimais être auprès d’Isabella. Elle aimait réellement le monde et moi je le haïssais. Je haïssais le monde parce que plus rien ne tournait rond. On faisait n’importe quoi et je ne ressentais que de l’exaspération et Isabella était la seule qui pouvait me faire oublier. Sa passion pour la vie était d’une beauté pure, insupportable… La seule arme contre la dictature du mensonge.»


3.
« Face à l’extrême » : c’est le titre d’un livre du penseur français Tzvetan Todorov sur les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais en même temps, ce titre désigne la position de toute personne vivant de façon consciente au vingt-et-unième siècle. Chaque jour, nous nous retrouvons face à face avec l’extrême. Il nous regarde avec sa tête de méduse et nous semblons nous pétrifier : dans l’indifférence émotionnelle, dans l’apathie politique, dans l’isolement social, dans une surenchère de production et de consommation économiques. En même temps, nous sommes fascinés par les visions apocalyptiques et les scénarios de fin du monde écologique que les médias nous proposent quotidiennement.
Pour le sociologue français Jean Baudrillard, nous avons déjà dépassé la réalité et l’histoire. Les choses ont déjà dépassé leur fin. Elles ne sont plus capables de finir. Elles s’enlisent dans une crise sans fin. En d’autres mots, notre temps se caractérise non pas par la fin de l’histoire, mais par l’impossibilité d’en finir avec l’histoire. Nous vivons au-delà de la fin. C’est là que réside l’apocalypse de notre temps : l’impossibilité de la fin. Ou plutôt : la vie au-delà de la fin. Que se passe-t-il donc au-delà de la fin ? Quels sont les événements qui se déroulent au-delà de la fin ? Baudrillard les qualifie de ‘phénomènes extrêmes’. Il s’en réfère à la racine latine, ‘ex-terminus’ : au-delà de la fin. L’extase et l’exponentiation sont les caractéristiques de ces ‘phénomènes extrêmes’ : L’extase du social : les masses (plus social que le social). L’extase du corps : la corpulence (plus obèse qu’obèse). L’extase de l’information : la simulation (plus vrai que vrai). L’extase du temps : le temps réel, l’instantané (plus présent que le présent). L’extase du réel : l’hyperréel (plus réel que le réel). L’extase du sexe : la pornographie (plus sexuel que le sexe). L’extase de la violence : la terreur (plus violent que la violence).
Notre époque est l’époque de l’obscénité : toutes nos structures enflent et absorbent tout dans leur expansion. Chaque structure pénètre les autres, elles s’entre-submergent. Depuis longtemps, nous ne connaissons plus les limites entre le politique et l’économique, entre le privé et le public, entre l’intime et le pornographique. Les protagonistes de cette implosion sont les médias et le multimédia : par la surenchère d’information, nous avons perdu l’accès à la vraie information et aux vrais événements historiques. C’est ainsi que Donald Rumsfeld, le ministre américain de la défense, a pu déclarer, peu après la publication mondiale des photos des tortures : « I don’t read the newspapers anymore. » Alexander : « Lorsqu’ils sont venus nous annoncer la fin de la guerre, je savais que c’était un mensonge. C’en était un. Et le pire de ce mensonge, c’est que tout le monde l’a cru. »


4.
Existe-t-il un ‘théâtre extrême’ ? Et si oui, qu’est-ce que cela signifierait ? ‘Plus théâtre que le théâtre’, pour reprendre la formule de Baudrillard ? Un théâtre qui se positionne ‘face à l’extrême’, le regard fixé sur la tête de méduse de l’insoutenable réalité, et conscient du risque de se pétrifier ? Un théâtre aux thèmes et intentions politiques et sociales explicites ? Un théâtre avec des sans-abri et des sans-papiers ? Un théâtre qui descend dans la rue et dans les quartiers ? Un théâtre au nom des valeurs démocratiques ? En bref : un théâtre qui ‘s’engage’, un théâtre qui ‘intervient’, qui interpelle directement son public ?


5.
Isabella raconte l’histoire de sa vie, mais elle ne la raconte pas toute seule. Tous ceux qui ont compté pour elle la racontent avec elle, les nombreux morts de sa vie : Anna et Arthur, ses amants Alexander et Frank. Et ensemble, non seulement ils racontent l’histoire d’Isabella, mais ils la chantent également. Ce n’est pas la première fois qu’il y a de la musique live et que les comédiens chantent, dans un spectacle de Jan Lauwers, mais cela ne s’était jamais fait d’une façon aussi ouverte et invitante qu’ici. Contrairement aux autres cultures, la culture occidentale s’est éloignée du chant de groupe : chez nous, le chant de groupe n’existe plus que dans un cadre professionnel. Le chant fait toujours référence à une dimension rituelle. Par rapport à la parole, il est une autre forme d’échange d’énergie, et il crée une autre communication avec le public. Il relève de la fête et de la célébration. Dans les spectacles de Lauwers, le langage a toujours été un moyen de communication problématique, lié au pouvoir et au désir. Le langage était à la fois un manque et un excès : on parlait plusieurs langues, on traduisait d’une langue à l’autre, tout le monde parlait à la fois, criait, souvent… Le langage se heurtait toujours à ses propres limites. Cet aspect n’a pas tout à fait disparu, mais à travers le chant, le langage de « La chambre d’Isabella » est transporté audelà de ces limites.
Lauwers : « Chanter ensemble, c’est l’une des plus belles choses que l’on puisse faire. C’était un de mes rêves de porter cela sur la scène. Et curieusement, cela a fonctionné très rapidement. Nous avons opté pour une présence très fugace du chant et de la musique. La musique semble présente ‘par la bande’, mais en fait, elle domine tout. Les émotions sont déterminées par ce que l’on entend. Je veux que tout le monde chante en direction du public en souriant autant que possible. Moi-même, je me trouve sur scène pour relativiser tout cela encore davantage. Je m’assieds tout simplement près d’eux, je chante un peu avec eux, je donne quelques explications au public. Aussi détendu que possible. Aucune sacralité. J’aimerais que le rituel du théâtre, ça devienne cela : des gens qui se rassemblent pour chanter. En écrivant le texte, j’ai pensé à la façon dont Marquez, dans « Cent ans de solitude », essaye de transmettre des récits populaires à un public aussi large que possible, plutôt qu’à la complexité de « Finnegans Wake » de James Joyce. Aujourd’hui, lorsque je réfléchis à la communication avec le public, je pense plutôt à Marquez, alors qu’auparavant, mon modèle, c’était James Joyce. »


6.
« Regarder sans intervenir », voilà comment Lauwers décrivait son approche à l’époque du « Voyeur » (1994). « Pour moi, le voyeurisme actuel a deux faces : d’une part, il s’agit du fait de regarder ce que fait l’humanité, d’y participer – contraint et forcé – et d’adopter une position d’indifférence afin de survivre ; d’autre part, il y a le voyeurisme à caractère sexuel : c’est le sida, la maladie au confluent de la mort et de l’érotisme.
Isabella n’est pas une voyeuse, et certainement pas en matière de sexualité. Avec ses soixante-quatorze amants, elle glorifie la sexualité : « Je suis convaincue que le sexe a un pouvoir de guérison. Ou à tout le moins, que cela donne de l’énergie. » A soixante-neuf ans, elle entame une histoire d’amour avec un jeune homme de seize ans. Avec Isabella, Lauwers extrait le sexe de la trame du voyeurisme et de la violence, de la maladie et de la mort, de la culpabilité et de la perversion, comme c’était le cas dans « The Snakesong Trilogy » ou dans le monologue de Salomé dans « No Comment ». Isabella est comme la Molly Bloom de James Joyce dans « Ulysse », un texte que Jan Lauwers a adapté en monologue avec Viviane De Muynck : fondamentalement, ces deux femmes disent « Yes ».


7.
Est-ce un hasard si Isabella est aveugle ? Le regard – dans sa dimension voyeuriste (et donc masculine) – et la frustration/castration de ce regard constituent le coeur de la dialectique de l’oeuvre théâtrale de Lauwers. Il met en scène le point mort dans le regard masculin – un point dans lequel ‘le voyeur’, ‘le pouvoir’ et ‘le désir’ (les trois titres de la Snakesong Trilogy) se retournent contre eux-mêmes et implosent. La femme, c’est l’enjeu, l’objet du regard, le désir et le pouvoir des hommes. C’est autour de son corps que se forme le regard masculin (esthétisant, voyeuriste, pornographique). Mais n’est-elle pas en même temps le point aveugle dans le regard de l’homme, le point mort vers lequel revient tout regard, vers lequel il doit revenir lorsqu’il a démasqué son propre désir ? Et ce retour ne crée-t-il pas la possibilité d’un autre regard, très provisoire et très fragile ? Tout comme la construction bancale en verre qu’érige Carlotta Sagna dans « Le désir », la troisième partie de « The Snakesong Trilogy », après avoir joué un extrait de « Salomé », de Wilde, dans lequel elle a fait décapiter l’homme dont le regard refusait de la désirer ? Mais contrairement à la buveuse de thé, à Salomé et à Ulrike dans « No Comment », Isabella n’est pas une femme castratrice. « Elle avait connu 73 amants dans sa vie. Des expériences fabuleuses, chacune à sa façon. Et elle en parlait toujours avec respect et tendresse. »


8.
En 1993, Jan Lauwers déclarait : « Dans « Need to know », le premier spectacle de Needcompany, on voit une femme qui pleure très fort, et on entend un lamento de Mozart. Aujourd’hui, je pourrais utiliser la même musique, mais on n’entend plus pleurer la femme. Les larmes se sont taries. La femme essaye encore de pleurer, mais ce sont des sanglots secs. Même si elle ressent un profond chagrin, elle n’est plus capable de pleurer. L’ennui, c’est que ce profond chagrin n’a pas disparu. » L’image de la femme incapable de pleurer vient de la première scène du « Voyeur », la première partie de « The Snakesong Trilogy ».
Isabella ne pleure pas, mais son profond chagrin à elle a disparu. Elle perd ses amants, mais elle ne ressent aucun vide, aucun chagrin, aucune rage : « Pas de grands états d’âme. Pas de coquetterie des émotions. » A travers les personnages féminins de son oeuvre, Lauwers éprouve sa philosophie de la vie. Dans ses portraits de femmes successifs, qui occupent une place de plus en plus importante dans ses spectacles, se dessine une profonde réflexion existentielle. Isabella signifie-t-elle un nouveau pas, une nouvelle idée, une nouvelle philosophie ? Chez elle, ‘l’indifférence’ semble vaincue. Lauwers a baptisé cela ‘Budhanton’, contraction de Bouddha et d’Antoine, de la contemplation et de la maîtrise passionnée. Comme le dit Isabella : « Le cercle paisible de Bouddha et l'intégrité d’Antoine, le général romain qui un jour, dans la déchéance totale et le froid glacial des Alpes, pouvait boire sa propre urine et faire l’amour un autre jour dans un lit de pourpre et d’or avec la plus belle femme du monde. Et qui n’avait jamais honte de ses actes. »
C’est la voie de Lauwers pour échapper à la morale chrétienne de la culpabilité et de la pénitence, qui a perdu sa légitimité ultime après la mort de Dieu. Budhanton : mélange d’une religion sans dieu et d’une conscience préchrétienne.


9.
Isabella est aveugle : c’est la fin du regard. Mais elle participe à une expérience scientifique au cours de laquelle une caméra projette des images directement dans son cerveau. En fin de compte, elle se séparera également de ces images-là – les objets dans sa chambre – dans un éclair de compréhension ultime.
Isabella : « Tiens, la photo de l’homme barbu. L’homme qui est né d’un mensonge : mon prince du désert. Il sera toujours là. Anna, Arthur, Alexander et Frank, par contre : partis. Pour toujours. Il est le seul qui existe encore, mon prince du désert. Même sans ma caméra, je le vois encore très nettement : Félix. F.E.L.I.X. Et ça veut dire « bonheur » dans une langue morte. Chimères et illusions.»
C’est à partir de ce mensonge inlassablement répété que Lauwers construit ses spectacles : le mensonge de l’imagination comme réponse au mensonge de la réalité, comprenant en définitive que le bonheur ne peut s’écrire qu’avec les lettres d’une langue morte.

Erwin Jans

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