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La Bonne nouvelle

mise en scène Benoît Lambert

: Power point, sitcom et karaoké

Entretien avec François Bégaudeau et Benoît Lambert

Ce spectacle, à quoi va-t-il ressembler ?


F.B : Nous avons imaginé un groupe de six dominants « repentis », qui ont mis en place un séminaire ambulant, et qui vont de ville en ville pour raconter leur histoire, en deux volets, sur le modèle binaire de la chute et de la rédemption : comment ils ont cru, comment ils ont cessé de croire.
Ça se fait dans une adresse, dans une prise directe avec le public. Nous nous sommes donné une fiction de départ, mais le spectacle ne se déploiera pas comme une histoire ou une fable au sens traditionnel du terme.
C’est une conférence à six, mais aussi un entrelacs de confessions intimes. On veut pouvoir y mêler des éléments théoriques et même didactiques, à côté d’éléments biographiques très concrets. Avec un côté « show », aussi : des chansons, des sketchs, de la « stand-up comedy »...


B.L : Oui, c’est un genre d’« Emancipation Tour », avec des PowerPoint, des moments de sitcom et du karaoké. C’est une façon aussi de polémiquer avec les formes et les formats mainstream, ceux dans lesquels s’expriment l’imaginaire et la forme de vie des dominants, ou du moins ses représentations. Nous partons de ce qu’ils sont en train de quitter, en quelque sorte...


F.B : Une question courra tout au long de la première partie de la pièce, lorsqu’il s’agira de raconter le moment de foi de nos repentants : qu’est-ce qu’il y a de si puissant, dans la pratique et la théorie libérale, pour que des millions de gens s’y donnent corps et âme ?
Y donnent leur corps, ça on le savait, mais aussi parfois leur conviction, et ça c’est plus fascinant. Un peu comme on se demande, avec un brin de condescendance ce qu’il y avait de si fort dans la foi communiste pour que ces braves gens aient pu s’aveugler sur le stalinisme. Ou ce qu’il y a de fort dans n’importe quelle croyance, idéologie, domaine d’activités qui bénéficie d’une adhésion massive.


Sauf à prendre les gens pour de parfaits imbéciles, il faut reconnaitre qu’il y a une puissance d’attraction dans les modes de vie des dominants, et que les sociétés capitalistes sont entre autres de grandes pourvoyeuses de jouissances.


D’ailleurs, lorsque des gens changent – d’opinions, de modes de vie... – c’est assez rarement par la « conscience » que ça passe, assez rarement parce qu’ils ont « compris » quelque chose : plutôt parce qu’ils sont saisis par des affects différents, par des nouvelles manières de sentir et de désirer. C’est parce qu’en eux une ligne affective a chassé l’autre. C’est l’enjeu quasi érotique des forces d’émancipation : se rendre plus désirable que les forces d’aliénation. En racontant des « conversions », la seconde partie de la pièce questionnera la possibilité (change-t-on jamais ?) et les modalités (comment change-t-on ?) de ces mutations affectives.


  • « Qu’est-ce qu’il y a de si puissant, dans la pratique et la théorie libérale, pour que des millions de gens s’y donnent corps et âme ?»

B.L : Pour l’instant, on travaille surtout sur les biographies possibles des personnages, en essayant d’être assez précis et de décliner des parcours variés : un économiste mathématicien qui doute, un haut-fonctionnaire de gauche un temps happé par la «modernité» libérale, une cadre jadis convaincue que l’émancipation féminine passait par l’adoption de la geste managériale, etc. La question qui nous occupe notamment, c’est d’inventer ce qui est arrivé à chacun, comment leurs perceptions et leurs désirs ont pu « glisser »... Après on verra comment ces six trajectoires singulières se déploieront entre démonstration théorique, expérimentation concrète, flash-back, saynètes, chansons...


Après La Grande Histoire et La Devise, La Bonne Nouvelle est votre troisième collaboration. Comment allez-vous travailler ?


B.L : Le projet n’est pas forcément d’écrire une pièce, en tout cas pas a priori. Nous voulons aussi travailler au plateau avec les six comédiens, prendre le temps d’improviser, d’essayer différentes hypothèses. Et puis on a envie d’apporter des matériaux assez hétérogènes, issus des sciences sociales, de la philosophie ou de la littérature, pour nourrir leur imaginaire. Le théâtre, c’est un très bon endroit pour montrer des corps qui pensent. Et pour montrer que ce qui pense, c’est le corps...


F.B : Jusqu’ici, on a beaucoup lu et beaucoup discuté. La production de l’idéologie dominante de Bourdieu et Boltanski a constitué un point d’inspiration initial, mais il y a aussi tout le travail de Lordon sur le régime des passions qui anime le capitalisme, par exemple. Et puis on a aussi commencé, ensemble ou chacun de notre côté, à mener des entretiens assez informels avec des « dominants » : des cadres supérieurs du public ou du privé, des hauts fonctionnaires, des « responsables », des experts, etc. On ne leur expose pas nécessairement la totalité du projet, on essaie simplement de recueillir des éléments concrets et factuels sur leurs modes de vie et leurs modes de travail, pour alimenter notre fiction. Comme ce ne sont pas des milieux que nous fréquentons réellement et régulièrement, on a envie d’être un peu rigoureux. Et un peu honnêtes. Parce qu’en aucun cas on ne voudrait laisser croire que nous serions, nous, moins aliénés qu’eux, ou plus conscients. Nous ne sommes sans doute pas dans le même régime de passion, mais ce n’est pas pour cela qu’on ne peut pas comprendre le régime passionnel singulier qui est le leur.


B.L : L’idée de la « conversion », c’est aussi une ruse de théâtre : à la fois un bon ressort de comédie, et en même temps un principe d’objectivation. Parce qu’en revisitant les formes de vie et les croyances qu’ils ont décidé de quitter, nos repentis vont aussi faire apparaître leur étrangeté, le fait que ces formes et ces croyances ne vont pas de soi, qu’elles ne sont en rien « naturelles », contrairement à tout ce qu’affirme le discours dominant. Rendre étrange ce qui était normal et familier, ça n’est rien d’autre au fond que le vieux projet brechtien...


Propos recueillis par Charles Courtois-Pasteur)

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