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L'Enfant que j'ai connu

+ d'infos sur le texte de Alice Zeniter
mise en scène Julien Fišera

: Entretien avec Julien Fišera

Entretien réalisé par Nicola Barry

Nicolas Barry : Le premier titre du spectacle était À nos enfants morts : y a-t-il dans cette pièce une quête de réparation par la parole ? Quel est ce nous qui cherche à créer ce dialogue avec des enfants morts ?


Julien Fišera : Ce titre faisait référence à la forme littéraire du tombeau qui s’apparente à une déclinaison plus développée de l’épitaphe. De ce point de vue, je considère le théâtre comme un endroit de recueillement. Et non comme on le pense souvent le terrain privilégié de l’échange avec les fantômes. Je ne cherche pas à créer un dialogue avec des fantômes, mais au contraire que le public rencontre un texte porté par des personnages. Les personnages ne sont pas des représentants et encore moins des dépouilles, ils sont vivants au même titre que les spectatrices et les spectateurs ! Je tiens les spirites à bonne distance...
Je vise un théâtre qui nous engage, comme le trahit l’emploi du nous dans le titre À nos enfants morts. Il est question de l’enfant mort du personnage Nathalie Couderc et du coup du nôtre. Le public est invité à partager sa peine mais aussi sa lutte. En revanche, je me garde de tout universalisme : je ne vise pas l’universalisme, je m’attelle à ce que le combat des personnages fasse écho à mes propres combats. En tant que spectateur, je ne m’identifie pas au parcours d’une mère de famille qui pleure la mort de son fils, ce serait indécent, en revanche son combat peut faire écho aux miens.
Ce n’est pas une pièce qui cherche à réparer, elle cherche plutôt la mise en mouvement, à agiter nos cerveaux assoupis.
La protagoniste n’est pas lavée une fois qu’elle a délivré ce qu’elle avait à délivrer, elle partage avec nous sa renaissance. Je ne crois pas que l’on sorte jamais réparé d’une salle de spectacle et je ne crois pas non plus à un théâtre qui parviendrait à réconforter une quelconque communauté en souffrance en réunissant dans l’assemblée des frères et des sœurs perdus de vue. Chaque individu formant l’assemblée théâtrale garde son autonomie de jugement, il serait dangereux de vouloir unifier nos points de vue, parcours et convictions personnelles.


NB : Quelle est l’importance de la question générationnelle dans ce spectacle ? Les violences policières ne sont pas spécifiquement dirigées vers les enfants ?


JF : La pièce reprend la figure récurrente au théâtre de la mère inconsolable. On s’appuie sur la puissance de cette situation de départ que l’on pourrait qualifier d’inégalable pour ce qui est de sa charge émotionnelle. Avec Alice Zeniter nous avions en tête cette phrase de Tchekhov évoquant le personnage de Lioubov dans La Cerisaie qui est elle aussi traversée par le sentiment de la perte : « Seule la mort pourrait calmer une telle femme. »
Dans nos premiers échanges avec Alice Zeniter je revenais souvent sur la nécessité d’une commotion : partir d’une émotion intense, sans fond, pour nous amener sur un terrain plus réflexif. Il ne s’agit pas d’opposer émotion et intellect, en revanche je crois qu’une prise de conscience peut être liée à un désordre ou un trop-plein émotionnel comme c’est le cas pour le personnage de Nathalie Couderc. Je constate que dans nombre de pièces que j’ai mis en scène ces dernières années, il est question de génération et de transmission.
J’ai monté en effet plusieurs textes dans lesquels les enfants questionnent leurs parents sur les valeurs qui leur ont été inculquées et avec lesquelles les enfants se sont construits. Or aujourd’hui avec cette pièce je renverse le rapport : la disparition brutale du fils amène la mère à s’interroger sur ses propres valeurs. Quant aux violences policières elles sont une réalité mais aussi un risque, une probabilité, dont nul ne peut aujourd’hui se dire à l’abri. Les forces de l’ordre font de nous leurs enfants, elles se comportent comme des individus à qui on aurait confié la mission de prendre en charge notre dressage. L’arrestation et la « mise au pas » des jeunes les mains sur la tête à Mantes-la-Jolie en décembre 2018 a révélé au grand jour cette injonction inconsciente.
Lorsque les forces de l’ordre abattent Cédric, ce que la pièce raconte c’est comment l’État cherche de manière désespérée à annihiler toute possibilité de changement. Si l’audace n’est en rien l’apanage de la jeunesse toutefois dans notre cas Cédric se battait pour que quelque chose change. Dans la pièce, le policier agit de manière délibérée. C’est intentionnel. Symboliquement le geste de tuer un jeune revient à empêcher toute possibilité de changement et l’apparition de quelque chose d’inédit.


NB : Vous mettez en scène une mère qui doit construire à la fois son image et son discours après avoir provoqué, avec sa prise de parole, une crise politique. Quelle place occupent les médias dans cette double crise individuelle et collective ?


JF : Ce n’est pas une crise politique, c’est une émeute. La pièce s’ouvre sur une France qui s’entre-déchire. Alice Zeniter met en lumière par le biais de cette fiction les dissensions qui parcourent la France aujourd’hui. Le climat ambiant est extrêmement violent, et à titre personnel, je pense que nous ne sommes pas à l’abri d’un soulèvement d’une partie de la population qui se sent écrasée, dominée, réduite à n’être rien et qui n’a rien non plus à perdre. Certains films récents comme Les Misérables de Ladj Ly se font l’écho de ce désespoir.
La pièce commence comme une répétition. Nathalie Couderc cherche à enregistrer une vidéo afin de reprendre le contrôle sur sa parole. La phrase de la mère : « Je ne savais pas qu’en France on pouvait tuer des enfants blancs. » reprise telle quelle dans les médias est l’étincelle qui embrase le pays. On peut imaginer que dans cette situation, cette femme devient la cible de pressions politiques l’invitant comme c’est le cas traditionnellement dans ce genre de situations explosives, à appeler au calme.
Alice Zeniter prend le contre-pied : dans cette pièce la mère n’est pas de nature à se taire, elle ne s’excuse pas, elle ne se cache pas derrière sa douleur. Sa douleur est action. En tant que metteur en scène de théâtre, je trouve que c’est une invitation proprement irrésistible.


NB : Le théâtre ne figure à aucun moment dans les références politiques (culturelles ou militantes) de la pièce, comment expliquez-vous cette absence alors même qu’il s’agit du media que vous choisissez pour traiter avec le champ politique ?


JF : Avec les différents collaborateurs de ce projet ce qui nous relie c’est plutôt le cinéma. Nos références sont rarement issues du répertoire dramatique. Des penseurs du politique, tels que Geoffroy de Lagasnerie ou Didier Fassin ont été des références pendant la création du spectacle. Nous considérons que le théâtre dans sa forme même est une chambre d’échos.
Or vu de l’intérieur, le théâtre est rarement employé comme une tribune politique. Je constate que peu de directeurs ou directrices d’institutions recourent à cette fonction-là du théâtre. Le théâtre a pour eux davantage comme fonction de panser nos plaies et de nous réunir. Est-ce pour autant que moi, je brigue un théâtre politique ? Je ne sais pas.


NB : La formulation est au centre de l’écriture du texte, nommer correctement semble être le moteur de ce seul en scène : à quoi sert le langage dans la situation de cette femme, à apaiser ou à mobiliser ?


JF : Le personnage cherche à se justifier, à préciser sa pensée. Elle nous pose la question : « Vous êtes d’accord avec moi ? ».
Je crois qu’en chemin elle nous aide à réfléchir et à prendre conscience de rapports de force. Elle nomme les non-dits et prend ce risque en toute conscience. En mettant des mots sur ce que nous n’osons pas penser, elle nous purge de cette part problématique de notre rapport au politique. Elle ne retire pas sa parole précisément parce qu’elle ne cherche pas à apaiser. Elle est sereine dans sa subversion. Comprendre, et je partage ce point de vue avec le personnage, c’est gagner en force. D’une certaine façon, Nathalie Couderc devient une super-héroïne. Elle dénonce une réalité, c’est-à-dire qu’elle dénonce un État qui a laissé cette situation pourrir.
Elle dénonce un racisme institutionnel, des forces de l’ordre inconscientes mais protégées, elle dénonce un système médiatique qui est une entrave à l’intelligence, elle dénonce un système éducatif qui laisse les jeunes dans l’inconnaissance, et elle dit enfin vous avez raison de vous soulever. Elle refuse d’être complice.


NB : Et le théâtre ?


JF : Pour revenir à ma réponse à votre première question, je rappellerai que mon théâtre vise la purgation des passions. Je n’ai pas peur de dire que je pratique un théâtre cathartique et mon geste est tout entier tendu vers cet objectif. Je représente souvent des parcours d’émancipation : des parcours qui libèrent les personnages et amènent par là les spectateurs à se mobiliser. Le spectateur doit quitter la salle en ayant une conscience renouvelée de ses chaînes et avec le désir de les rompre. Si je ne pratique en aucun cas un théâtre thérapeutique, je crois que le théâtre peut m’aider à résoudre des problèmes personnels et à trouver par moi-même des solutions. Le théâtre parce qu’il représente en acte l’infini des rapports entre les humains, est une source d’où peuvent jaillir une infinité de réponses.


  • Entretien réalisé par Nicola Barry en décembre 2019
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