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: Entretien avec Christine Letailleur - Extraits

Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS

Tu es passionnée par l’écriture du XVIII e siècle, tu as adapté et mis en scène Laclos, Sade... Julie de Lespinasse est peu connue aujourd’hui. Comment as-tu découvert ses écrits et son vécu ?


J’aime flâner à la BnF [Bibliothèque nationale de France], me balader dans les travées, feuilleter des livres. C’est là que j’ai découvert les lettres que Julie de Lespinasse a écrites sur les dernières années de sa vie, entre 1773 et 1776, à son amant, le comte de Guibert.
C’est grâce à la veuve de Guibert que les lettres de Julie nous sont parvenues, elle les a faites publier en 1809.
Je sortais tout juste d’un travail d’adaptation sur Les Liaisons dangereuses, et j’ai été frappée par le fait que Julie n’aime pas vraiment selon les codes de son époque. Loin de la séduction, du libertinage, de la frivolité, de l’incontinence langagière, elle nous plonge dans une parole très sincère, très profonde. Tiraillée entre la raison et le sentiment, elle choisit l’amour et nous emmène dans l’intensité de la vie intérieure – dans les larmes, la folie, les excès. Elle a su exalter les forces de l’amour. Elle n’a de cesse de chercher les mots justes pour traduire sa passion amoureuse qui la ronge et la fait tant souffrir. Et lorsque les mots ne viennent pas, que le langage fait défaut, elle écrit « Je n’ai plus de mots, que des cris ». En lisant ses lettres, j’avais l’impression d’entendre sa voix à chaque page, de la voir s’animer devant mes yeux.


Après l’avoir lue, je voulais en savoir davantage sur elle, j’ai cherché des éléments biographiques et j’ai été captivée par la dimension romanesque de sa vie. Fille illégitime de la comtesse d’Albon, elle est née dans la clandestinité à Lyon, en 1732. Sa mère, bien qu’elle ne l’ait pas reconnue, l’élève à l’égal de ses deux enfants nés de son mariage et lui donne une solide éducation. À la mort de celle-ci, Julie a seize ans ; sans argent, sans héritage, elle n’a pas d’autres choix que de devenir la gouvernante des enfants de sa sœur. À vingt ans, elle apprend que le mari de sa sœur, Gaspard de Vichy, a été l’amant de sa mère et qu’il est son propre père. Elle songe alors à partir au couvent et là, coup de théâtre : sa tante, Madame du Deffand – la sœur de Gaspard de Vichy – qui appréciait l’intelligence et le caractère de la jeune fille, vient la chercher et la prend comme dame de compagnie à Paris. Je parle d’un coup de théâtre parce que le destin de Julie de Lespinasse était de vivre cachée. Que ce soit dans un château ou dans un couvent, il fallait que « la faute » de sa mère et sa bâtardise soit tenues secrètes. Sa mère aurait voulu à un moment la faire reconnaître mais la famille et notamment le père, Gaspard de Vichy, s’y opposèrent pour des questions d’argent et d’héritage. De sa jeunesse, Julie dit : « J’ai été formée par ce grand maître de l’Homme, le malheur. »


À son arrivée chez Madame du Deffand, grande amie de Voltaire, la petite provinciale de vingt- deux ans, découvre l’univers du salon parisien de sa tante, très prisé à l’époque et côtoie de beaux esprits : Montesquieu, Marivaux, d’Alembert... Elle y restera dix ans, durant lesquels elle va beaucoup apprendre.


Pourquoi a t-elle décidé, en 1764, d’ouvrir son propre salon ? Et quel en a été le rayonnement ?


Tout est né d’une dispute. Mme du Deffand est une «lève tard « et ses journées ne commencent pas avant dix-huit heures. Un jour, elle s’aperçoit que sa nièce reçoit, en catimini, dans sa petite chambre, un peu avant l’ouverture de son salon, certains de ses habitués. Elle se sent trahie, devient jalouse de la jeune femme qui a su séduire certains de ses proches tant par son intelligence, sa finesse et son ouverture d’esprit que par sa grâce, sa simplicité et son naturel. Elle renvoie Julie.


À trente-deux ans, Julie va donc prendre son envol et ouvrir son propre salon non loin de la rue Saint-Dominique où réside sa tante. Certains des habitués du salon de Mme du Deffand la suivent, notamment d’Alembert. Il a quinze ans de plus que Julie et il en tombe amoureux dès leurs premières rencontres. Selon lui, le malheur les a tout de suite attachés l’un à l’autre : « comme deux roseaux pour se soutenir. » Lui aussi avait beaucoup souffert. Enfant illégitime, il avait été abandonné sur les marches d’une église près de Notre-Dame à Paris, par sa mère, Mme de Tencin, célèbre salonnière à l’époque.
Le salon de Julie de Lespinasse devient très en vogue : littérateurs, philosophes, hommes politiques, économistes, épris de liberté, de progrès et de réformes, le fréquente ; on le surnomme « le laboratoire des Encyclopédistes ». D’Alembert contribue à sa belle réputation. Mathématicien et géomètre célèbre, il est aussi philosophe, ami de Diderot avec lequel il dirigera et rédigera, à partir de 1750, l’Encyclopédie. Si Julie tient salon, ce n’est pas pour se divertir ou pour briller : « Julie fut en état de complicité permanente, de conspiration avec les esprits les plus avancés de ce siècle des lumières et se trouve même bien vite sur un pied d’égalité avec des hommes de génie annonciateurs d’un monde nouveau. » [Janine Bouissounouse, Julie de Lespinasse : ses amitiés - sa passion, éditions Hachette, 1958]


Julie de Lespinasse était proche de Condorcet, avec lequel elle échangeait beaucoup – de nombreuses lettres ont été conservées. Condorcet était un homme éclairé, il s’élevait contre l’esclavage, la tyrannie, l’obscurantisme et prônait la tolérance, l’égalité entre les hommes et les femmes, il voulait que les femmes aient le droit de vote et qu’elles puissent accéder à l’éducation.


À quel moment de sa vie rencontre-t-elle le comte de Guibert ?


En juin 1772. À cette époque, Julie de Lespinasse a quarante ans, Guibert en a onze de moins qu’elle et c’est un militaire très en vogue qui fréquente les salons parisiens. En 1770, il publie Essai général de tactique, un livre sur l’art de la guerre, interdit en France, et qui fait grand bruit. Il est reçu par Frédéric II, le roi de Prusse qui admire son livre, et voyage beaucoup en Europe. C’est un homme qui a été d’une grande influence en ce qui concerne les réformes à adopter dans l’armée et les questions de stratégies militaires. On dit que Napoléon avait toujours sur lui un exemplaire de l’Essai quand il partait sur les champs de bataille.
Quand elle fait la connaissance de Guibert, Julie succombe tout de suite aux charmes du jeune et beau colonel. Elle est séduite par ses idées, sa réputation et son charisme. Quelques années avant, en 1766, elle avait aimé le marquis de Mora. Comme Guibert, il était plus jeune qu’elle : elle a trente-quatre ans quand elle le rencontre et lui en a dix de moins. Mora, atteint de tuberculose, devait régulièrement retourner dans son pays, en Espagne, pour se faire soigner. C’est durant une de ses absences qu’elle rencontre Guibert et qu’ils deviennent amants, en février 1774.
Ce qui transparaît dans les lettres que Julie a écrites à Guibert, c’est qu’elle est habitée par la passion amoureuse, entièrement, corps et âme, et elle s’y consacre pleinement : jour et nuit, elle écrit à son bien-aimé, elle n’a qu’une chose en tête : aimer. Elle écrit : « Ces gens raisonnables n’aiment rien ; ils ne vivent que de vanité et d’ambition, et moi, je ne vis que pour aimer ! Quel bonheur que d’aimer ! C’est le seul principe de tout ce qui est beau, de tout ce qui est bon et grand dans la nature. Aimer, souffrir, le ciel, l’enfer : voilà ce à quoi je me suis vouée, c’est le climat que je veux habiter, et non pas cet état tempéré dans lequel vivent tous les esclaves et les automates dont nous sommes environnés. »
Julie revendique son droit à l’amour ; elle veut aimer comme les hommes en ont eux le droit. À cette époque, la femme de quarante ans était reléguée aux oubliettes : elle n‘était plus objet de désir et n’avait guère le droit de prétendre à l’amour, au plaisir charnel. Julie veut aimer, aimer des hommes plus jeunes et jouir.


C’est à partir de ces matériaux, à la fois les lettres adressées à Guibert et les éléments autobiographiques, que tu as écrit le texte du spectacle. Peux-tu parler de tes choix dramaturgiques ?


J’aurais pu imaginer, chercher à retranscrire de grandes conversations entre Julie et d’Alembert, entre Julie et Condorcet, au moment où elle est au sommet de sa gloire mais, ce qui m’intéressait, c’était le moment de sa chute quand elle ferme la porte de son salon, qu’elle se retire du monde et qu’elle s’enfonce dans la solitude pour vivre sa passion amoureuse qui va la dévaster et la faire mourir.
Le fil conducteur de l’adaptation a été la passion et ses tourments. La pièce est comme un long monologue, entrecoupé de quelques voix off. Je voulais faire entendre la contradiction de ses sentiments et sa souffrance. Julie aime jusqu’au bout, jusqu’au sacrifice d’elle-même. Il y a quelque chose de mystique dans sa façon d’aimer. Elle écrit : « En amour les grands plaisirs touchent de près aux grandes douleurs. » Plus elle souffre, plus elle chérit sa souffrance. Chantal Thomas, dans Souffrir éditions Payot, 2004 dit cette chose très belle : « Il est important de savoir distinguer entre ce qu’on souffre par nécessité et ce qu’il nous fait plaisir d’endurer. »


J’ai construit une pièce en deux parties. Au début, Julie attend. Elle attend Guibert ; elle lui écrit tout le temps, ne cesse de lui dire et redire qu’elle l’aime. Les réponses n’arrivent pas et Julie s’impatiente, elle est jalouse, égoïste, exclusive, fait des reproches et des scènes à son amant, l’accuse de la faire souffrir par son absence... et puis elle le supplie de lui pardonner ses excès, lui jure de ne plus l’importuner et lui promet qu’elle saura se montrer patiente tout en se réfugiant dans les souvenirs heureux, se remémorant leur première rencontre, leur première nuit d’amour... Une phrase de Julie est représentative de cette première partie : « Mon ami, Je souffre, je vous aime, et je vous attends. »


La deuxième partie commence au moment où elle apprend que Guibert va se marier avec une jeune femme bien née de dix-sept ans, Melle de Courcelles. Cette nouvelle est un coup de poignard, elle ne veut pas y croire, fait tout pour le persuader de ne pas se marier, mais rien n’y fait, elle devra se résigner. À partir du moment où Guibert lui échappe, la culpabilité d’avoir trompé Mora ressurgit et devient plus vive. Elle tombe malade, se drogue, divague, elle dit qu’elle hait Guibert mais lorsqu’elle apprend qu’il va revenir à Paris, elle n’a qu’un souhait – celui de le revoir pour lui dire combien elle l’aime.
Mourir d’amour sera sa seule consolation et bouclera le roman de sa vie.


[...]


On peut évidemment relier ce spectacle à ta passion du XVIIIe siècle, mais j’y vois aussi un lien avec Duras, que tu as mise en scène dernièrement. Il y a la question amoureuse qui est centrale, l’histoire familiale, la découverte du plaisir charnel... Tu abordes souvent une littérature qui explore les non-dits ou les interdits de l’amour. Est-ce un terrain que tu souhaites creuser d’une œuvre à une autre ?


Duras militait pour la liberté des femmes, celle de penser, de créer, de jouir. Comme Julie à son époque. Dans son œuvre, Duras met en scène des amours impossibles, adultères, interdites... Elle écrit l’Amour, Julie aussi.
Chez Duras, on est foudroyé par la passion. Julie pourrait être une de ses héroïnes de romans. Duras a été comme Julie, une grande amoureuse. Duras aimait beaucoup Racine aussi.


Quand j’écrivais l’adaptation, j’ai pensé à Duras qui disait comment elle avait été hantée par certaines de ses héroïnes de romans. Par moments, tu te sens absorbée, parce que ça t’emmène loin, dans des chemins sinueux. D’une certaine manière, tu n’existes plus. Le personnage se met à exister plus que toi. Je suis allée rue Saint-Dominique, où Julie a vécu chez Mme du Deffand, puis, à quelques pas de là, rue de Bellechasse, où elle a ouvert son salon, à l’église Saint-Sulpice où elle a été inhumée... Alors, je pensais à Duras qui disait son envie de foutre à la porte certaines de ses héroïnes ! « Je vivais une sorte d’amour fou pour cette femme (Anne-Marie Stretter). Je me suis dit : il faut qu’elle meure. Voilà. Parce qu’elle m’a tellement atteinte ».
D’une œuvre à l’autre, j’aime sans doute creuser la question du désir, de sa force, de son souffle.


Julie de Lespinasse est peu connue, je trouvais important de la faire (re)découvrir par le biais du théâtre, de lui donner une vie au plateau, de l’incarner. Et, ce qui est étonnant pour l’époque, c’est qu’elle parle aussi de ses souffrances physiques, celles que son âme fait subir à son corps. Par bien des aspects, sa sensibilité n’appartient pas au XVIIIe siècle, elle est annonciatrice à la fois du romantisme et de l’introspection, de la recherche de l’intime, de la psychanalyse. On sent qu’elle cherche ce qui, dans l’enfance, dans les malheurs de sa jeunesse, a déterminé sa vie d’adulte.


Il y aura deux personnages présents sur le plateau : Julie de Lespinasse et le marquis de Mora. Comment as-tu choisi l’actrice – Judith Henry – et l’acteur – Manuel Garcie Kilian – qui vont les interpréter ?


Il existe un portrait de Julie de Lespinasse peint par Carmontelle. Elle est assise d’une manière très particulière : son dos est décollé du dossier, elle se tient très droite, on voit qu’elle est fine, gracieuse. Elle est dans une posture de statue, comme si le temps s’était arrêté. Elle semble concentrée dans une très grande écoute, le regard intense. On dit « qu’elle avait des yeux noirs pleins de feu ». Je vois en Judith Henry cette finesse, cette grâce, ce regard, cette force intérieure. Je suis sûre que Judith pourra donner vie aux sentiments de Julie et nous les faire entendre avec profondeur.


Mora sera interprété par Manuel Garcie-Kilian, avec lequel j’ai déjà travaillé à plusieurs reprises – il était Danceny dans Les Liaisons dangereuses, il a aussi joué dans Baal, Hinkemann, Le Banquet, Le Château de Wetterstein... Pour interpréter Mora, je souhaitais une présence particulière, une manière d’être, d’habiter l’espace, de se mouvoir au plateau, pour donner vie au spectre, lui apporter une humanité et une poésie.


Comment as-tu conçu l’esthétique du spectacle et notamment la scénographie avec Emmanuel Clolus ?


Avec Emmanuel, après la lecture de la pièce, nous avons échangé nos impressions, parlé de lignes, de dessins, de couleurs, de peintres etc. Je ne souhaitais pas reconstituer l’intérieur d’un salon du XVIII e siècle. D’ailleurs, Julie vivait modestement. Nous avons rêvé d’un espace dépouillé qui permettrait de mettre en avant l’enfermement et la solitude de Julie, un espace dans lequel ses sentiments, son imaginaire puissent se déployer, un espace pour créer des ambiances, des variations de lumière. Nous avons été en dialogue avec le créateur lumière, Grégoire de Lafond, et le vidéaste Stéphane Pougnand, au fur et à mesure de l’avancement du projet. De même, nous avons échangé sur la spatialisation sonore dans le décor avec Manu Léonard, créateur son. Nous avons voulu que ce décor mette en relief les costumes créés par Élisabeth Kinderstuth dans un esprit proche du XVIII e siècle. Nous nous sommes penchés sur le tableau de Carmontelle pour réaliser la robe de Julie.


[...]


  • Christine Letailleur
  • Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS, le 25 février 2022

La version complète de l’entretien est disponible dans le programme de salle.

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