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Journée de noce chez les Cromagnons

+ d'infos sur le texte de Wajdi Mouawad
mise en scène Mylène Bonnet

: La courbature

Au journaliste qui me demandait quelle était ma position dans le confl it du Proche-Orient, je n’ai pas pu lui mentir, lui avouant que ma position relevait d’une telle impossibilité que ce n’est plus une position, c’est une courbature. Torticolis de tous les instants.
Je n’ai pas de position, je n’ai pas de parti, je suis simplement bouleversé car j’appartiens tout entier à cette violence. Je regarde la terre de mon père et de ma mère et je me vois, moi : je pourrais tuer et je pourrais être des deux côtés, des six côtés, des vingt côtés. Je pourrais envahir et je pourrais terroriser. Je pourrais me défendre et je pourrais résister et, comble de tout, si j’étais l’un ou si j’étais l’autre, je saurais justifi er chacun de mes agissements et justifi er l’injustice qui m’habite, je saurais trouver les mots pour dire combien ils me massacrent, combien ils m’ôtent toute possibilité à vivre.
Cette guerre, c’est moi, je suis cette guerre. C’est un «je» impersonnel qui s’accorde à chaque personne et qui pourrait dire le contraire ? Pour chacun le même désarroi. Je le sais. J’ai marché toute la nuit à la faveur de la canicule pour tenter de trouver les mots, tous les mots,tenter de dire ce qui ne peut pas être dit. Car comment dire l’abandon des hommes par les hommes ? Ébranlés, ébranlés. Nous sommes ébranlés car nous entendons la marche du temps auquel nous appartenons et aujourd’hui, encore, l’hécatombe est sur nous.
Il n’y a que ceux qui crient victoire à la mort de leurs ennemis qui tirent joie et bonheur de ce désastre. Je ne serai pas l’un d’entre eux même si tout concourt à ce que je le sois. Alors justement, comment faire pour éviter le piège ? Comment faire pour ne pas se mettre à faire de la politique et tomber ainsi dans le discours qui nous mènera tout droit à la détestation ?
Je voudrais devenir fou pour pouvoir, non pas fuir la réalité mais, au contraire, me réclamer tout entier de la poésie. Je voudrais déterrer les mots à défaut de ressusciter les morts. Car ce n’est pas la destruction qui me terrorise, ce ne sont pas même les invasions, non, car les gens de mon pays sont indésespérables malgré tout leur désespoir et demain, j’en suis sûr, vous les verrez remettre des vitres à leurs fenêtres, replanter des oliviers, et continuer, malgré la peine effroyable, à sourire devant la beauté. Ils sont fi ers. Ils sont grands. Les routes sont détruites ? Elles seront reconstruites. Et les enfants, morts dans le chagrin insupportable de leurs parents, naîtront encore. Au moment où je vous écris, des gens, là-bas, font l’amour. Obstinément.
Je les connais. Ils ont trouvé une manière de gagner qui consiste à perdre et cela dure depuis 7000 ans (...) Ce qui est terrifi ant, ce n’est pas la situation politique, c’est la souricière dans laquelle la situation nous met tous et nous oblige, face à l’impuissance à agir, à faire un choix insupportable : celui de la haine ou celui de la folie.


Wajdi Mouawad, Le Devoir,
juillet 2006, extraits.

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