: La courbature
Au journaliste qui me demandait
quelle était ma position dans le
confl it du Proche-Orient, je n’ai pas
pu lui mentir, lui avouant que ma
position relevait d’une telle impossibilité
que ce n’est plus une position,
c’est une courbature. Torticolis de
tous les instants.
Je n’ai pas de position, je n’ai
pas de parti, je suis simplement
bouleversé car j’appartiens tout
entier à cette violence. Je regarde
la terre de mon père et de ma mère
et je me vois, moi : je pourrais tuer
et je pourrais être des deux côtés,
des six côtés, des vingt côtés. Je
pourrais envahir et je pourrais terroriser.
Je pourrais me défendre
et je pourrais résister et, comble
de tout, si j’étais l’un ou si j’étais
l’autre, je saurais justifi er chacun
de mes agissements et justifi er
l’injustice qui m’habite, je saurais
trouver les mots pour dire combien
ils me massacrent, combien ils
m’ôtent toute possibilité à vivre.
Cette guerre, c’est moi, je suis
cette guerre. C’est un «je» impersonnel
qui s’accorde à chaque
personne et qui pourrait dire le
contraire ? Pour chacun le même
désarroi. Je le sais. J’ai marché toute
la nuit à la faveur de la canicule pour tenter de trouver les mots,
tous les mots,tenter de dire ce qui
ne peut pas être dit. Car comment
dire l’abandon des hommes par les
hommes ? Ébranlés, ébranlés. Nous
sommes ébranlés car nous entendons
la marche du temps auquel
nous appartenons et aujourd’hui,
encore, l’hécatombe est sur nous.
Il n’y a que ceux qui crient victoire
à la mort de leurs ennemis qui
tirent joie et bonheur de ce désastre.
Je ne serai pas l’un d’entre eux
même si tout concourt à ce que je
le sois. Alors justement, comment
faire pour éviter le piège ? Comment
faire pour ne pas se mettre à faire
de la politique et tomber ainsi dans
le discours qui nous mènera tout
droit à la détestation ?
Je voudrais devenir fou pour
pouvoir, non pas fuir la réalité mais,
au contraire, me réclamer tout entier
de la poésie. Je voudrais déterrer
les mots à défaut de ressusciter les
morts. Car ce n’est pas la destruction
qui me terrorise, ce ne sont pas
même les invasions, non, car les
gens de mon pays sont indésespérables
malgré tout leur désespoir
et demain, j’en suis sûr, vous les
verrez remettre des vitres à leurs
fenêtres, replanter des oliviers, et continuer, malgré la peine effroyable,
à sourire devant la beauté.
Ils sont fi ers. Ils sont grands. Les
routes sont détruites ? Elles seront
reconstruites. Et les enfants, morts
dans le chagrin insupportable de
leurs parents, naîtront encore. Au
moment où je vous écris, des gens,
là-bas, font l’amour. Obstinément.
Je les connais. Ils ont trouvé
une manière de gagner qui consiste
à perdre et cela dure depuis 7000
ans (...) Ce qui est terrifi ant, ce n’est
pas la situation politique, c’est la
souricière dans laquelle la situation
nous met tous et nous oblige, face à
l’impuissance à agir, à faire un choix
insupportable : celui de la haine ou
celui de la folie.
Wajdi Mouawad, Le Devoir,
juillet 2006, extraits.
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