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Après Jean-Luc Godard - Je me laisse envahir par le Vietnam

Eddy D'Aranjo ( Mise en scène )


: Lettre a Jean-Luc Godard

Cette lettre a été envoyée le 7 avril 2020, pendant le premier confinement, à Jean-Luc Godard. Celui-ci n’a jamais répondu. Il a cependant donné son accord de principe, par l’entremise de son assistant, à qui il a sobrement déclaré : « Qu’ils fassent ce qu’ils veulent ». Les droits de ses films sont par ailleurs détenus non par Godard lui-même mais par Gaumont et Canal Plus.

Cher Jean-Luc Godard,


Je vous écris avec beaucoup de joie, d’amitié, mais aussi avec cette inquiétude de ceux qui ont beaucoup admiré en silence, et puis, brisant l’écorce de la timidité, viennent et parlent en tremblant un peu.


Je m’appelle Eddy D’aranjo. J’ai vingt-sept ans. Je suis metteur en scène et je travaille à la préparation d’un spectacle de théâtre sur vous, ou plutôt à partir de vous, de votre vie et de vos oeuvres.


Ce serait un portrait de vous par vos films, une étude de la multiplicité des voix et des formes qui constituent un être, la synthèse impossible du sujet, les états de soi dispersés dans le temps. Tout ce dont un individu est fait, sa mémoire et son oubli mêlés, et, ce faisant, la méditation de ce qu’a été ce monde pendant ces soixante ans où vous l’avez observé, refusé, embrassé par le cinéma.


Vos films ont exercé sur ma vie une influence profonde. Ils ont laissé en moi une empreinte, la marque d’une manière de sentir, d’organiser ensemble les perceptions de la matière et de soi, qui me constitue désormais - comme peu d’autres oeuvres, celles peut-être de Hölderlin, de Robert Walser, de Rimbaud. Mais, comme les livres de ceux-là, vos films ne m’ont pas seulement transformé : ils m’ont reconnu, ont rencontré l’intimité de mon chagrin, mon aspiration aussi à l’amour, à la joie possible, et à une politique entièrement autre.


Rien de ma vie, du monde social où je suis né, ne devait m’amener à vous. Pourtant, ce sont vos films, adolescent, qui m’ont fait sentir le cinéma comme un lieu de vérité, la puissance aussi de la littérature quand elle rencontre la vie. C’est une chose difficile à nommer : l’effraction d’une exception dans le cours des choses, l’autorisation d’un sentiment de la vie jusqu’alors recouvert. Peut-être donc comprenez-vous mon émotion, ma légère crainte, mais aussi le sentiment que, vous écrivant, j’assemble quelques morceaux de moi épars, de mon enfance et de la quête aride de la beauté et de la pensée que j’ai décidé de mener, pour ma part avec le théâtre et ses moyens pauvres, symboliques, élémentaires.


Je vous dis quelques mots de ce spectacle que j’écris. Je l’imagine comme une traversée de votre filmographie, sans prétention bien sûr à l’exhaustivité, en m’arrêtant sur quelques films ou séries de films pensés comme particulièrement significatifs de « moments » de votre recherche. Ce serait donc un long spectacle, où le théâtre se déploierait, à l’exemple de votre œuvre, dans une diversité de formes, de durées et de registres. Mon intention est d’organiser ce parcours en deux parties, chacune durant environ trois heures et pouvant former un spectacle autonome.


Le premier moment, que j’ai nommé Je me laisse envahir par le Vietnam, serait créé en janvier prochain au théâtre de La Commune, à Aubervilliers. Le second serait lui présenté au printemps 2022 au Théâtre National de Strasbourg, dans le cadre d’une représentation intégrale, regroupant deux épisodes.


Je développe un protocole de composition un peu particulier, que je nomme, imparfaitement, écriture par transpositions analogiques, et qui se distingue légèrement de ce qu’on rassemble le plus souvent sous le terme d’adaptation. Il ne s’agit pas en effet simplement d’user de vos scénarios comme de textes dramatiques, pour en proposer une version scénique. Je m’intéresse à vos films en tant que les ensembles unitaires composés de tous les éléments du langage et de la production cinématographiques, et dont le « texte » n’est qu’une part. Je tiens donc la lumière, les techniques d’enregistrement, les procédés de montage, le son, le choix des cadres, les modalités d’énonciation, pour parts nécessaires à ce qu’est l’écriture de vos films - mais aussi je prends pour propriétés de l’oeuvre ses conditions de production, ses méthodes, à la fois sa sociologie et son éthique, sa théorie pratique. Le travail de la « transposition analogique » consiste à « adapter » tout cela à mes propres conditions : mon medium, le théâtre, son économie, ses moyens techniques et symboliques, mais aussi nos conditions historiques particulières, ce que l’époque permet d’entendre ou recouvre d’oeuvres passées. Il s’agit à partir de la recension des opérations proprement cinématographiques que vous proposez de trouver les équivalences formelles, narratives et intellectuelles ajustées aux conditions de mon propre travail. D’où cette revendication d’une méthode analogique, dont le jeu s’organise depuis l’écart propre à ce qui diffère : jeu des écarts entre le cinéma et le théâtre, et leurs dissemblables capacités à rencontrer ou construire le réel et le présent ; et jeu aussi des écarts historiques, des émotions perdues et des manières de construire les héritages.


Le postulat de cette méthode est un peu naïf et moderniste : je pose qu’un moyen expressif, un medium, a des propriétés caractéristiques et singulières (j’hésite à écrire le mot « essentielles » du fait de ses connotations idéalistes), qui lui permettent la construction de modalités de pensée et de sensation inédites, telles que seules par lui elles se découvrent. Et je cherche quant à moi ce que peut le théâtre - si en tout cas il est porté par autre chose que le goût de la conservation de la définition légitime de la culture ou la volonté de reproduire le monde qui le produit lui-même. Je cherche le théâtre avec, je crois, la même espérance inquiète que celle par laquelle vous cherchez le cinéma. Et je suis ému de votre manière de ne pas céder à la beauté acquise, à l’image qui redouble le monde en sa misère, à la tristesse de l’époque. Alors je m’autorise de cette émotion, de cette complicité imaginaire, pour vous choisir comme allié de ma recherche.


La temporalité longue de ce travail, son ampleur, ainsi surtout que la spécificité de la méthode d’écriture que j’ai tâché de vous exposer, rendent difficile la prévision exacte de ce qui, de vos films et de vos mots, serait au bout du compte reconnaissable dans le spectacle. Se mêleraient en effet des adaptations proprement dites de vos scénarios, des textes de ma propre composition (disons, librement inspirés de vous) et ce qu’au théâtre nous nommons des « écritures de plateau », c’est-à-dire des parties composées avec les comédiens pendant le temps des répétitions.


Je joins à cette lettre, à l’attention de vos collaborateurs, un dossier qui précise les matériaux envisagés pour chacun des moments du spectacle, et établit plus précisément mes principes de travail. En de pareilles circonstances, vous le savez, se pose la question délicate, et en bien des aspects pénible, de ce qu’on appelle les « droits d’auteur ». La nature de ma proposition rend la question d’autant plus étrange et personnelle qu’il s’agit, vous l’avez compris, non de travailler à partir d’un film particulier, mais, au moins virtuellement, de l’ensemble de votre filmographie. Il me semblait donc évident et nécessaire, avant que de rendre cette idée concrète, de vous la soumettre, et de vous demander l’autorisation de poursuivre ce travail. Je me risque, sur ce point, à partager une intuition, que peut-être vous serez amené à contredire. Je crois que vous avez cherché depuis soixante ans à vous défaire de ce qui de l’auctorialité a partie liée à l’autorité, à l’attachement au pouvoir et à la propriété. C’est aussi une conception du sujet humain, de l’individu, troué, paradoxal, défini par son manque (donc son désir) au moins autant que par sa plénitude expressive. C’est en tout cas à partir de cette intuition - que votre oeuvre est une quête d’articulations neuves, pauvres, obscures, de la fonction-auteur - que je souhaite réaliser ce portrait de vous par vos films, et non pour reconduire la figure consolante du génie ou l’idée que l’art est affaire strictement individuelle ou susceptible d’une propriété.


Je serais bien sûr très heureux, si vous en aviez le désir et la possibilité, de poursuivre avec vous la conversation - par lettres ou tout autre moyen. Je vous remercie de tout coeur d’avoir bien voulu prêter attention à ce courrier, dont je ne sais pas bien s’il a trop dit ou trop peu de ma gratitude et de mon estime.


Je vous souhaite en toutes choses le meilleur.
Avec mon amitié la plus sincère, Eddy D’aranjo

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