: Entretien avec Stéphane Braunschweig
Propos recueillis par Anne-Françoise Benhamou, septembre 2011
Avec ou sans histoire
Avant la catastrophe qui les oblige à fuir, les personnages de
Je disparais ont vécu une vie banale, sans histoire... Lors des
événements de cet été en Norvège – la tuerie d’Utoya – on a entendu
à la télévision les gens dire avec stupeur: c’est arrivé dans notre
pays où il ne se passe jamais rien... Comme si c’était presque un lieu
commun, pour les Norvégiens eux-mêmes, d’appartenir à un pays sans
histoire, sans drame. C’est aussi un thème récurrent du théâtre de
Lygre: les gens qui n’ont pas d’histoire, ceux qui se mettent à en
avoir une. Les personnages de Je disparais avaient une identité sans
avoir d’histoire; d’un coup, leur vie bascule: ils ont une histoire,
mais elle fait vaciller leur identité – elle perturbe leur position dans
le monde.
Vies occidentales
Quand j’ai lu la pièce, ce que j’ai trouvé très beau, c’est qu’elle nous
parle de la relativité de nos positions dans le monde. Ce que c’est
par exemple d’être un Européen, par rapport aux pays émergents.
Alors qu’on a toujours été au centre du monde, tout à coup on est
au bord. C’est aussi une métaphore du monde contemporain, où des
gens complètement intégrés peuvent brutalement se trouver à la
marge – on peut aussi lire ça au niveau individuel. De ce point de
vue, je trouve que la pièce touche fortement des sensations qu’on
a de nos vies occidentales.
Jeux de rôles
Dans la didascalie initiale de Jours souterrains, Lygre explique que
dans ses “hyper-répliques” (qu’il typographie en gras) les personnages
parlent d’eux-mêmes à la troisième personne. Ce principe d’écriture
est commun à toutes ses pièces, avec des variations. Plutôt que de
voir cela comme un moment où l’acteur se distancierait du rôle, il
me semble que c’est un peu comme si tous ses personnages avaient
affaire avec le fait de jouer un rôle. Ce dédoublement entre “Je” et
“Il” les rend acteurs d’eux-mêmes, acteurs de leur vie, ils regardent
leur personnage sur la scène du monde. Dans Je disparais, ils ont
même un troisième niveau d’existence (indiqué dans le dialogue par les italiques): des moments où ils se projettent dans d’autres
personnages, dans des jeux de rôles – dans leur exode, les deux
femmes s’inventent des scénarios et se parlent comme si elles
étaient ces autres qu’elles imaginent. Dans d’autres pièces, c’est
moins explicite, mais Lygre donne toujours un peu l’impression que
les gens sont pris dans des jeux de rôles. Comme si le monde était
fait de tous ces Moi virtuels... Ça peut faire penser aux avatars
des jeux vidéos; mais aussi au théâtre : le théâtre, au fond, n’est
fait que de Moi virtuels...
Musicalité
Ce qui me plaît beaucoup, dans cette écriture, c’est le mélange d’une
extrême rigueur formelle et d’une liberté de construction, d’invention:
il y a comme une mathématique de l’écriture, qui est aussi une
musicalité – comme on parle de mathématique pour l’écriture de Bach
– et un ludisme. Une pièce comme Jours souterrains a à la fois
quelque chose d’hyper structuré et quelque chose de très libre et
de léger. Et j’aime beaucoup cette sensation paradoxale.
Lygre développe un jeu d’identité et de différences, de thèmes et de variations très élaboré au niveau du langage. Les motifs reviennent, mais c’est à chaque fois pour montrer des différences, pour renverser les positions : dans Je disparais, le monologue de l’homme qui annonce la deuxième partie de la pièce est écrit exactement en symétrie, avec des variantes, du monologue initial de la femme. Dans Jours souterrains, on retrouve d’une scène à une autre des morceaux entiers de dialogue; mais comme dans un jeu de dominos, un personnage a pris la place de l’autre: on réentend les mêmes répliques mais la situation a changé.
Humour
Il y a beaucoup d’humour chez Lygre, mais les gens ne le voient pas
toujours au premier coup d’oeil... C’est un humour particulier, très
spécifique, un sens ludique qui lui donne une sorte de distance par
rapport à ses sujets, et qui n’est pas souvent présent dans le
théâtre contemporain. Quand on fait lire la pièce, certains sont
effarés par les côtés sombres ; je ne vois pas ça comme ça. Ce qui
me touche, c’est que ça parle effectivement de situations extrêmes, tragiques, parfois même trash, comme souvent le théâtre
contemporain ; mais le jeu sur la forme permet une jubilation
théâtrale et crée de l’humour. Pour moi, c’est extrêmement important,
parce que cet humour est ce qui permet de garder une distance et
de produire du questionnement. Ce n’est pas un théâtre où on est
absorbé, c’est un théâtre qui nous renvoie très fortement, chacun,
à notre individualité, à notre point de vue singulier.
Explorations
Lygre dit que quand il commence une pièce, il ne sait pas très bien
où il va: ça a beau aboutir à des textes très structurés, au départ,
il explore des hypothèses. L’idée qu’on traverse des mondes virtuels
est toujours essentielle dans la dynamique de cette écriture.
Chaque séquence du texte – on ne peut pas parler vraiment de
scènes – explore une virtualité, l’écriture elle-même est une
exploration de ces virtualités. Par là, elle est toujours liée au
paysage fantasmatique de l’auteur. Mais comme les personnages sont
les auteurs de leurs hyper-répliques et des jeux de rôles, ils
deviennent eux-mêmes les porteurs démultipliés des projections de
l’auteur. Ce qui nous renvoie nous aussi à nos projections sur les
situations extrêmes qui sont présentes dans ces pièces. C’est un
théâtre très actif sur le spectateur : les hyper-répliques
interrompent et perturbent la représentation, nous frustrent de
ce qu’on nous a fait attendre, et jouent avec notre frustration.
C’est un théâtre qui interroge beaucoup le spectateur sur ce qu’il
a envie ou peur de voir, sur ses attentes et ce qu’il refoule de son
désir de voir...
Clé
On apprend seulement à la fin de Je disparais que “Moi” a perdu un
enfant. Mais ce qui importe à Lygre, c’est la façon dont vit cette
femme, dont elle se conduit. On pourrait presque se passer de
cette clé. Ne la donner qu’à la fin, c’est aussi une manière de
dédramatiser, de ne pas être dans le pathos. Il y a des allusions
avant, mais ce deuil n’est vraiment évoqué qu’au moment où la pièce
abandonne le personnage principal, “Moi”, pour mettre au centre
“Mon mari”. Ce qui nous montre comment deux rapports au monde,
chez cet homme et chez cette femme, pourtant construits autour d’un drame commun, sont radicalement différents. Car au fond, ce
qui intéresse Lygre, c’est la différence dans la façon dont les gens
vivent cette expérience, plus que cette expérience elle-même.
Solitude
Un des thèmes fondamentaux du théâtre de Lygre, c’est la solitude.
Ce n’est pas une solitude de situation puisque les personnages sont
souvent ensemble – et même enfermés les uns par les autres, ou
réunis dans une situation d’enfermement. Mais ils sont confrontés à
une solitude profonde par l’irréductibilité de leurs points de vue:
leur façon d’être au monde est souvent incompatible avec celle de
l’autre. C’est vraiment un thème profond de ce théâtre: le fait
qu’on ne peut pas ramener le point de vue de quelqu’un au point de
vue de l’autre.
La plupart des personnages ont une dimension obsessionnelle. C’est aussi parce qu’ils se définissent par ce qu’ils disent. Comme c’est un théâtre du vacillement de l’identité, ils ont toujours besoin de se redéfinir par leurs phrases-type: ce jeu de répétitions et de variantes fait partie de leur être au monde – de leur être en scène... Il est lié à la façon dont les identités se télescopent, vacillent au contact l’une de l’autre, mais ne s’absorbent pas les unes dans les autres.
Émotions, questions
C’est un théâtre qui a un fort potentiel émotionnel ; mais c’est
une émotion qui produit des questions, des interrogations, de la
problématique... De ce point de vue, l’écriture de Lygre n’est pas
sans rapport avec Brecht. Et avec Ibsen : chez Ibsen, on peut
avoir un personnage qui veut la vérité, face à un autre qui pense
que la vie doit conserver une part de mensonge ; les personnages
portent des postures d’exemplarité. On trouve ces postures
philosophiques face à la vie chez Lygre : des postures plus tragiques,
moins tragiques, des postures absolutistes, pragmatiques, des
postures pessimistes, optimistes...
Un langage qui nomme
Il y a sans doute des parentés aussi avec le théâtre de Jon Fosse:
une écriture assez minimale, un espace-temps un peu suspendu, une
tendance à s’abstraire du réel – une dimension symboliste. Mais dans
le minimalisme de Fosse, le silence me semble essentiel : c’est un peu
comme si le texte bordait du silence. La fonction du langage chez
Lygre est différente: c’est une fonction de nomination – je pense
que chez lui, le langage nomme ; le silence est beaucoup moins
important. Ce qui importe, c’est la façon dont les mots prononcés
sur scène dessinent une réalité – je crois que l’idée de dessin est
très importante, en opposition à ce qui serait de la peinture –
une écriture réaliste.
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.