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Haeeshek… (Je te (sur)vivrai)

+ d'infos sur le texte de Shady Atef
mise en scène Hassan El Geretly

Festival d'Avignon

: Entretien avec Hassan El Geretly et El Warsha

Propos recueillis par Mustapha Laribi.

Depuis sa création en 1987, votre compagnie El Warsha fait de la résistance en travaillant sur ce que vous considérez comme des trésors d’une culture populaire en péril, à commencer par l’art du conteur.


Hassan El Geretly : Nous sommes effectivement connus pour travailler sur le conte, le récit. Nous l’avons fait sur des contes de Dakahlia dans le delta du Nil, où nous avons découvert un recueil publié par un « ethnologue du vendredi » comme on l’appellerait en Égypte. Cet ethnologue a fait une collecte formidable d’une soixantaine de contes populaires qui est devenue notre livre de référence, que nous venons d’ailleurs de rééditer. Après cela, nous avons travaillé durant des années sur des récits de vie, en commençant par un spectacle intitulé Celui qui vit va voir beaucoup et celui qui bouge en verra encore davantage. Nous avons aussi entamé un travail sur la guerre, puis sur les journées de la révolution de 2011, avant de revenir à la guerre autour de Ghaza. Mais tout cela se construit sur l’art de conter, raconter, se raconter dans l’échange et le partage. Ce travail sur l’art du conteur nous a naturellement mis sur la voie de tout un éventail de pratiques populaires : la danse du bâton, les ballades narratives comme celle de Hassan et Naïma, la geste hilalienne, le théâtre d’ombres. C’est tout un pan de la culture populaire que j’ai découvert, tout jeune déjà, durant les nuits de ramadan : les joutes oratoires qui déplaçaient des foules, avec des orateurs portés sur les épaules qui se faisaient face et se défiaient par des adresses et des insultes magnifiques. Il y avait aussi les fameux récitals de poésie du Café Fichaoui…


Une autre préoccupation importante de votre théâtre est la question de la ou des langues.


Il est impossible d’échapper dans le monde arabe à la question des langues classique et populaire qu’on oppose souvent. Nous sommes éduqués, gouvernés et jugés dans l’une et nous nous aimons et nous nous haïssons dans l’autre, avec une dichotomie qui est source de schizophrénie. Il ne faut pas opposer la culture arabe classique et la culture populaire : voyez la geste hilalienne qui est d’une grande beauté classique dans une langue épurée, une langue de tragédie, du vernaculaire poétique en quatrains de grande qualité, une sorte d’Iliade, comme disait le poète Abderrahmane el-Abnoudi, une Iliade des Arabes… Notre lien avec cette culture-là est fort. Et puis la révolution égyptienne de 2011 s’est beaucoup exprimée sous forme de slogans apparus sur la place Tahrir. Au sein de notre compagnie, nous avons été très sensibles à ces manifestations de la langue, aux mots et aux tournures employés. Pour nous, ces formes d’expression populaire sont irremplaçables.


Depuis 1992, sous la forme d’un travail en cours ininterrompu, les Layâli el-Warsha (les Nuits El Warsha) mêlent théâtre, variétés, music-hall et cabaret politique. Avec le soulèvement de la place Tahrir de janvier 2011, vous vous êtes efforcés d’être en prise directe avec les événements.


Nous avons auparavant fait un long travail sur la Palestine, sur le bombardement de Cana au Liban (30 juillet 2006) qui a fait de nombreuses victimes civiles, et sur l’Égypte. Tous ces événements ont alimenté nos nuits de cabaret politique. On a chanté les chansons de Cheikh Imam, d’Ahmed Fouad Negm et d’autres poètes mis en musique et chantés par Cheikh Imam. Cela a pris beaucoup de place et est même devenu essentiel pendant la révolution. Il y a également eu l’attentat contre une église copte à Alexandrie (31 décembre 2010). Une violence qui a provoqué une sorte de haut-le-coeur général en Égypte et qui a poussé chacun d’entre nous à se positionner sur ce qu’Amin Maalouf appelle les « identités meurtrières ». La troupe a alors décidé de prendre le taureau par les cornes et à mains nues. On s’est dit qu’il était urgent de se saisir de la question. Dans le même temps, nous avons édité une affiche à partir de photos de Nabil Boutros où il se photographie lui-même en dix-huit looks d’Égyptiens, en cheikh, en prélat, en homme moderne, en islamiste…, une série qu’il a intitulé L’Habit fait le moine. Avec sa permission, cette affiche a été imprimée par un collectif d’associations culturelles indépendantes et a beaucoup circulé sous l’intitulé « Koulouna Misriyoun » (Nous sommes tous Égyptiens). Ce slogan a marqué les semaines qui ont précédé les dix-huit jours de la place Tahrir… Et donc, avant même de prendre conscience du mouvement en préparation, nous sommes allés jouer à Alexandrie avec un cabaret plus politique. À ce moment, nous ne savions pas encore que la révolution allait enfanter les événements de janvier 2011. Je n’ai pas eu le sentiment d’un changement de cap avec ce qui est arrivé ensuite, notre travail s’inscrivait naturellement dans une nouvelle étape du même voyage, avec des chansons et de très beaux poèmes, car la poésie a beaucoup été présente pendant la révolution. On a assisté à une renaissance artistique incroyable qui a soufflé sur le théâtre, la musique, la poésie. Je pense notamment à un très beau poème de Mustafa Ibrahim, un très jeune poète, mais qui compte parmi les grandes voix. Son poème s’appelle Foulan el-foulani (Untel M. Untel).


Celui qui était à mes côtés ce jour-là, quand ils ont commencé à tirer /
Celui dont je ne connais pas le nom, que j’ai toujours appelé cousin et voilà /
Celui qui m’a laissé son sandwich cette nuit-là,
quand il m’a vu chanter le ventre creux /
Celui dont je ne me souviens que du visage /
Celui qui t’a fait entrer sur la place /
Celui qui m’a fouillé en souriant /
Celui qui demandait : « il va vraiment partir ? » /
Celui qui disait « bonne route ! », quand nous avons dit ras-le-bol on s’en va /
Le taxi qui a refusé que je paye quand j’ai dit que j’allais à la manif /
Celui qui déclarait, il abdique demain et nous fêterons et danserons toute la nuit /
Celui qui me passait les bouteilles, puis les fermait une fois remplies de gas-oil /
Celui qui en buvant m’a demandé, « une gorgée ? » /
Celui, dont le visage était constellé d’éclats de verre /
Celui qu’on n’a pas vu à la télé, mais dont la voix était au coeur de la foule /
Celui qui était rentré pour manger et se doucher /
Celui-là perdu au milieu de la masse /
L’homme qui imbibait mon keffieh de vinaigre et m’a porté quand une balle m’a transpercé /
Celui qui est mort ce jour-là, une dette de sang lui est due /
Celui qui lui a sucé le sang, ce fils de machin doit payer.
Foulan el-foulani (Untel M. Untel) de Mustafa Ibrahim


Comment est né ce projet construit autour des témoignages de la place Tahrir ?


J’ai vu une banderole au loin sur un balcon où on pouvait lire deux mots en rouge : « El-garh ouel-farh » (la blessure et la joie). J’ai repris cet intitulé pour le spectacle suivant des Nuits El Warsha. Et puis le ramadan est venu et nous nous sommes dit que nous avions envie de rire et d’exprimer d’autres sentiments que la colère et l’amertume. Nous avons commencé à chanter au milieu des manifestations, les comédiens revenaient pour les répétitions qu’ils ne rataient plus, ils n’étaient jamais en retard pour se réunir sur ce radeau qu’était devenue El Warsha. Ils venaient chanter les chansons d’amour ironiques de Mahmoud Choukoukou, un grand chanteur de music-hall des années 40-50. Cet homme s’habillait en guignol égyptien qu’on appelle ici Aragöz, une marionnette à gaine. Il était très aimé du peuple et curieusement tous les marchands de poteries possédaient une statue en terre cuite à son effigie. Nous avons travaillé sur ce personnage et nous nous sommes demandés si, avec le ramadan, nous allions pouvoir jouer ce répertoire. Nous y sommes quand même allés. J’ai fait un spectacle qui s’appelait Ma baina choukouki wa Choukoukou (Entre mes doutes et les siens), en jouant sur son nom de scène Choukoukou qui signifie « ses doutes ». Et par ce subterfuge, nous avons introduit des histoires drôles et satiriques sur le pays. Ensuite, quand la situation s’est encore compliquée, nous avons décidé d’appeler le spectacle Haeeshek… (Je te (sur)vivrai…), du nom d’un poème chanté par un groupe qui s’appelait Les Lampadaires. Haeeshek… est la dernière version d’un travail qui, au départ, comptait le témoignage d’une mère qui a perdu son fils tué d’une balle par un tireur d’élite. Cela s’est passé le 28 janvier 2011, durant l’un des « vendredis de la colère ». À Avignon, le spectacle présentera les autres témoignages, dans ce continuum entre le chant, les contes et les récits.

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