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: Entretien avec Halory Goerger et Antoine Defoort

Propos recueillis par Renan Benyamina

Le projet de Germinal, créer un monde à partir de rien, ne manque pas d’ambition. Comment une telle idée vous est-elle venue?


Antoine Defoort : Comme souvent, les origines de ce spectacle sont multiples. Nous avions amorcé un tout autre projet qui, pour des raisons diverses, a été abandonné. Il a fallu repartir de zéro et cette situation a, tout simplement, enclenché le mouvement d’un spectacle qui commence avec rien et qui s’auto-génère.


Halory Goerger : Ce qui nous intéressait n’était pas de remettre en scène l’histoire du monde mais de modéliser des possibles alternatifs en partant réellement de zéro et en éludant une série d’étapes clés, traditionnellement présentes dans ce qu’on pourrait appeler une histoire de l’univers. Cependant, au cours de nos recherches, nous sommes tombés sur des invariants comme l’invention du langage, qui apparaît comme une nécessité incontournable.


Quels sont les premiers stades de l’évolution façon Germinal?


H.G. : Tout commence par la lumière, que nous inventons avec des outils théâtraux. En réalité, nous n’inventons pas littéralement la lumière, mais bien la lumière de théâtre. Ensuite, nous découvrons la matière, puis nous inventons la pensée. Les premières interactions naissent alors entre les individus, et, de là, la nécessité d’une nouvelle technique d’échange. Nous avons d’abord travaillé sur des archaïsmes : nous passons de la pantomime à un jeu théâtral assez forcé lorsque nous découvrons l’oralité. Avec la parole, le corps se met en jeu d’une façon différente. Tout au long du spectacle, nous acquérons une capacité à s’exprimer et à se mouvoir de plus en plus efficacement. C’est aussi une histoire du théâtre : on ne parle plus aujourd’hui sur une scène de théâtre comme on le faisait il y a cinquante ans.


Par quels moyens représentez-vous cette création du monde?


H.G. : Germinal est un spectacle de plasticiens. Nous avons travaillé à partir d’un dispositif scénique contraignant, c’est-à-dire un plateau nu, typiquement théâtral, dans lequel s’inscrit le phénomène d’évolution. Ce dispositif détermine naturellement une série de comportements. Ce que nous inventons dans cet espace, c’est d’abord un langage pour communiquer et un système de jeu : rapidement, ce qui était un spectacle sur les systèmes endogènes et la création d’un monde est devenu, en parallèle, un projet sur l’histoire du théâtre. L’avantage d’un plateau vide, c’est qu’on peut le remplir énormément. Nous nous sommes notamment souvenus d’un concert des Talking Heads, Stop Making Sense, filmé par Jonathan Demme, dans lequel le leader du groupe – David Byrne – arrive seul sur la scène, muni uniquement d’une guitare et d’un radiocassette. Le groupe et la scénographie se composent au fil des titres jusqu’à correspondre au decorum typique d’un concert rock des années 70 avec quinze choristes, deux batteurs, etc. Nous trouvions cette idée de construction progressive très belle et nous avons voulu aller dans cette direction. Nous avons donc cherché à créer un système capable de croître indéfiniment. À un moment donné, nous avons même envisagé de passer notre permis cariste pour pouvoir conduire des engins de chantiers!


L’épure scénique, au moins initiale, de Germinal contraste avec vos précédentes créations.


A.D. : Nous terminons en effet une série de projets conçus avec des dispositifs techniques lourds et à vue, plutôt antithéâtraux. Rien ne nous plaît tant que de partir sur des bases diamétralement opposées à celles du projet précédent. Pour le coup, Germinal a été l’occasion de grandes nouveautés dans nos pratiques respectives. Nous débutons en effet notre spectacle sur un plateau de théâtre, noir et nu, avec des pendrillons à vue. Pour une fois, on peut y apposer l’étiquette «théâtre» sans exagérer : il y a une continuité narrative, des personnages, on joue vraiment la comédie et il y a un véritable quatrième mur.


H.G. : C’est aussi la première fois que nous imaginons un dispositif qui nous permet de mettre en scène d’autres personnes, car nous ne sommes pas uniquement les acteurs de notre propre écriture. C’est aussi le sujet de Germinal : mettre en scène, construire un collectif. Tout cela s’articule autour du langage : comment négocie-t-on ensemble pour parvenir à prendre des décisions, qui déterminent à leur tour la nature des outils qu’on utilisera pour communiquer?


Germinal serait donc aussi un spectacle sur l’autogestion?


A.D. : Nous nous amusons en disant qu’avec Germinal, nous voulions faire une grande fresque socialiste. Au début, comme pour tous nos précédents projets, nous étions deux. Nous avons l’habitude de dire que c’est le spectacle qui décide, qu’il est au départ comme un golem, informe, qui nous parle et prend forme. Il est apparu assez clairement que le spectacle voulait parler de communauté, de la formation et de l’évolution possible d’une communauté. Pour faire communauté, il fallait que nous soyons plus de deux. Qui dit communauté dit communication, négociation, pouvoir et beaucoup d’autres choses, abordées dans la pièce.


H.G. : Ceci étant, nous n’abordons pas ces questions frontalement. Nous ne les traitons pas : nous ricochons dessus, les frôlons, les touchons à peine. Ce qui est assez caractéristique de notre travail. Il a fallu désamorcer des situations théâtrales un peu caricaturales comme le sont, en général, toutes celles qui procèdent des conflits de pouvoir. On a parfois l’impression, au théâtre et au cinéma notamment, que les gens passent leur temps à s’engueuler parce que c’est l’un des ressorts de la fiction. Pour ce qui nous concerne, notre expérience de la communauté n’est pas caractérisée par des tensions extrêmes, mais par une certaine bonhomie dans la négociation des tâches à effectuer ensemble. C’est, par conséquent, un groupe qui s’entend relativement bien.


Qui sont vos deux collaborateurs?


A.D. : Arnaud est un ami musicien, Ondine est danseuse – elle a notamment été interprète chez Sara Manente et Loïc Touzé. Aucun d’entre eux n’avait une véritable expérience du théâtre. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous les avons sollicités : la qualité de leur expression est très peu théâtrale, par conséquent, compatible avec les nôtres, étant donné que nous n’avons pas non plus suivi de formation de comédiens. D’ailleurs, Germinal met en scène des gens qui ne sont pas acteurs, qui doivent découvrir et construire le théâtre comme ils découvrent et construisent le monde.


Comment s’est déroulé le processus de création?


H.G. : Pour ce projet, nous avons écrit un texte à deux, que nous avons soumis ensuite aux comédiens.


A.D. : Nous avons écrit un grand catalogue de situations qui nous paraissaient valables, exploitables. Des fragments que nous testions au plateau et qui se validaient ou bien appelaient autre chose. Contrairement à d’autres créations, Germinal ne procède qu’à la marge de l’improvisation. De nombreuses discussions ont été nécessaires sur la cohérence de notre univers : les entorses nombreuses à la cohérence ont été soigneusement choisies et arrangées pour que l’ensemble tienne néanmoins. C’est la première fois que nous disposons d’un texte entièrement écrit.


Germinal est irrigué par les sciences de l’information, l’histoire des techniques, les sciences cognitives.
Avez-vous travaillé à partir d’une documentation scientifique?


H.G. : Je vais faire mon coming out et vous avouer que j’ai étudié les sciences de l’information! Nous ne nous sommes pas constitué une bibliothèque à proprement parler, mais nous avons tous les deux compulsé les articles Wikipédia relatifs à tous les sujets possibles et imaginables ayant une connexion avec les sciences du langage, l’organisation de l’information et les taxinomies. Wikipédia est mon livre de chevet. Cette encyclopédie dont la matière est constituée par les usagers m’intéresse beaucoup. Si le temps de la représentation de Germinal était d’une semaine, et non pas d’une heure trente, on arriverait probablement jusqu’à l’invention de Wikipédia!


A.D. : Forcément, en ligne de mire d’une telle entreprise de création d’un univers, il y a l’utopie de parvenir à un objet qui puisse synthétiser l’ensemble des avancées effectuées. À ce titre, notre fascination pour l’objet internet, qui est probablement la synthèse des avancées médiatiques à l’échelle du genre humain, s’exprime naturellement dans la pièce.


H.G. : Plus précisément, dans Germinal, internet est l’outil qui nous permet de réaliser le final du spectacle, c’est-à-dire une belle chanson. Dans les premières étapes du travail, on revenait souvent sur la finalité de la présence de ces quatre acteurs sur le plateau : il fallait qu’ils aillent quelque part. Nous sommes rapidement arrivés à l’idée de leur faire chanter une belle petite chanson à la fin, un but assez simple, mais qui nécessite un certain nombre de compétences. La finalité de l’outil informatique sur le plateau procède plus globalement de la nécessité d’avoir des traces de l’évolution, de conserver les idées. Nous avons opté pour un raccourci grossier : les acteurs trouvent par hasard un ordinateur et l’utilisent immédiatement, avec une grande candeur.


Malgré ces thèmes scientifiques, on rit énormément pendant le spectacle. Assumez-vous un goût pour une certaine forme d’humour potache?


A.D. : Je ne le dirais pas comme ça, car le mot «potache» peut être mal interprété. J’ai l’impression que «potache» suggère une certaine gratuité. Certes, dans nos stratagèmes, il y a un taux de blagues un peu élevé, mais elles sont toujours au service de quelque chose d’autre. Elles ont une fonction, elles ne sont jamais gratuites. Dans notre travail, il y a évidemment la recherche d’une saveur aigre-douce, un frottement entre quelque chose qu’on essaie de dire ou de montrer, des matériaux qui nous intéressent et qui nous semblent mériter d’être mis en exergue, et puis un traitement formel qui contrebalance le sérieux du propos. Je crois que c’est une histoire de covalidation, d’équilibre. Nous sommes véritablement amateurs de gravité, tout autant que nous le sommes de légèreté, et nous essayons de concilier les deux, quitte à se retrouver en position de grand écart. Vous savez, si nous faisons du théâtre, c’est un peu fortuit car nous avons plutôt un background d’arts plastiques. Par conséquent, nous abordons sans doute le plateau de manière décomplexée, en utilisant tous les matériaux sans hiérarchie. Le texte, la lumière, les objets, la mise en scène, le rapport aux spectateurs sont placés sur un même plan et sont sujets à toutes sortes de décodification. Et donc toutes sortes d’expérimentation où l’humour a naturellement sa place.

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