: Entretien avec Bintou Dembélé
Réalisé par Marc Blanchet
Venue du hip-hop, vous avez enrichi votre démarche artistique d’autres cultures de rue et d’une réflexion à partir du fait colonial. Comment voyez-vous votre parcours ?
Bintou Dembélé : J’ai commencé au sein de la culture hip-
hop du temps où il s’agissait d’une culture
contestataire, qui a au fil du temps trouvé une
place dans le paysage culturel. Ce mode de
survie devenu une passion m’a permis de me
déplacer de la rue à la scène, en bousculant
les codes et en mettant en avant les savoir-
être et savoir-faire de l’underground et de la
rue, avec une résonance du passé. Il s’agissait
pour moi d’affirmer nos fondations, c’était une
façon différente de bâtir l’histoire, avec une
attention constante de ne pas être hors sol.
Car j’ai toujours à l’esprit les risques d’une
assimilation, d’une instrumentalisation et d’une
récupération constantes. Mon objectif est de
trouver ma juste place, mon langage, mon
vocabulaire. De manière générale trouver une
façon personnelle de me mouvoir au sein d’une
histoire qui n’est pas statique, au sein d’un
va-et-vient nécessaire qui m’offre la possibilité
de créer une voie des possibles, un espace
refuge. Pour cela, j’ai côtoyé des gens de
terrain, des universitaires comme Mame-Fatou
Niang, Isabelle Launay, des artistes d’autres
disciplines comme Alice Diop, Denis Darzacq.
Ces expériences vous ont-elles permis de créer vos propres pensée et danse marronnes ?
Effectivement, un travail de transmission
effectué en Guyane française sur une
quinzaine d’années m’a permis de
comprendre la puissance du marronnage des
Bushinengués. Nous connaissons tous la
figure du Nèg’ marron qui fuit les plantations
pour créer des sociétés nouvelles, des jardins
créoles en alliance avec les Amérindiens, afin
de subvenir à leurs besoins. Il existe, dans ces
déportations et esclavagisations, des modes de
ruse pour pouvoir survivre. Elles passent par
des formes de rituels qui se sont réinventés,
adaptés et ajustés en fonction des époques,
des territoires francophones, lusophones ou
anglophones.
Ces formes sont à l’origine
des cultures de rue. Je pense au léwoz de la
Guadeloupe, au moringue de La Réunion, aux
sound systems de la Jamaïque. Imprégnée de
cette traversée guyanaise, il me tenait à cœur
de trouver les rhizomes et les strates des street
dances, de reconvoquer une nouvelle charge
contestataire. J’ai eu envie de penser et de
créer une danse marronne, m’inspirant entre
autres de la pensée de Dénètem Touam Bona.
J’ai travaillé sur la relation danse, musique
et voix, en inscrivant la voix dans un univers
polyrythmique, une danse cyclique, et en
recourant à la musique répétitive.
Cela passait-il par une pratique différente du corps ?
Je parlerais plutôt de dialogue corps/âme/
esprit, ce qui me semble plus juste, respecte la
notion de rite et convoque le sacré.
La question queer est venue prendre sa place
naturellement. Mon solo a été une étape
cruciale dans mon parcours. J’ai privilégié des
moments de silence, d’arrêt, de suspension,
pour dénouer, délier les tensions. Il s’agissait
de rompre un rapport au corps qui devenait
autodestructeur, et d’accueillir une autre façon
de conter nos récits, de voir comment se
déployaient dans l’espace des mouvements en
spirale. Il m’a fallu ralentir le temps, allonger la
musique, trouver une autre configuration plutôt
circulaire. Seule la relation danse/musique/voix
pouvait m’amener à une liberté de création.
La création en 2002 de votre Structure Rualité unit les termes rue et réalité. Votre spectacle G.R.O.O.V.E. en consacre aujourd’hui l’esprit, après l’expérience des Indes galantes à l’Opéra de Paris en 2019.
G.R.O.O.V.E. me permet de célébrer les 20 ans de Rualité. Sa durée m’autorise à affirmer le temps d’un rituel long, une traversée chargée d’émotions, de sens et de sensibilités. Ce projet performatif découle de l’opéra-ballet Les Indes galantes mis en scène par Clément Cogitore et orchestré par Leonardo García Alarcón, pour les 350 ans de l’Opéra national de Paris. Cet opéra-ballet est, à son origine, une commande passée à Jean-Philippe Rameau pour fêter les comptoirs coloniaux en 1735.
G.R.O.O.V.E. se présente comme une déambulation publique à l’Opéra Grand Avignon, dans lequel vous proposez ensuite plusieurs séquences. Lesquelles ?
Nous partons de la rue avec des artistes qui
«se la racontent» en «mode underground».
Le public est scindé en trois groupes, pour
un début de traversée, en mode performatif,
en mode concert et en mode projection.
Des extraits de chorégraphies des Indes
galantes sont proposés de manière détournée.
Benjamin Nesme, qui amène la lumière de
la rue dans l’opéra, donne d’autres nuances
à cette architecture baroque. La chanteuse
Célia Kameni se réapproprie le livret et
rend hommage à Nina Simone. Le musicien
guitariste Charles Amblard joue et détourne
des airs, avec sa guitare et sa lapsteel.
Nous reprenons des extraits au plateau des
Indes galantes, pour mettre en exergue
leur réception – certains nous ont étiquetés
à l’endroit du « Ballet des sauvages » de
l’opéra de Rameau. J’ai envie de dire que les
« sauvages », (terme qui est une invention
coloniale pour justifier la conquête française)
les emmerdent, pour reprendre l’expression
d’Aimé Césaire : « le nègre vous emmerde » !
Comme c’est une forme ouverte, le public est
invité à nous rejoindre au plateau en mode
dancefloor, pour prendre l’espace à son tour.
G.R.O.O.V.E. témoigne de votre approche du marronnage, de l’esprit queer comme du désir de faire se rejoindre différentes cultures de rue, dont le K.R.U.M.P...
Ma recherche sur des populations déportées et
leurs cultures renouvelées, issues d’époques
successives de la mondialisation, témoigne de
la mécanique cyclique de l’histoire, et combien
nous rencontrons toujours et encore des
oppressions. Cette déambulation performance
est une célébration flamboyante à l’Opéra en
hommage aux cultures noires, aux cultures
de la marge qui me fondent. La première fois
que j’ai vu du K.R.U.M.P., j’ai eu les larmes
aux yeux. Il y a une incompréhension des
institutions concernant nos cultures.
Elles ont
une puissance de réinvention. Elles donnent
un tout autre point de vue sur l’histoire
pluriverselle. Je rejoins la pensée de la
philosophe Seloua Luste Boulbina quand elle
dit que « la décolonisation des savoirs est un
devenir enfant de l’esprit, une façon de perdre
le monde et de trouver son propre monde ».
J’invite tout un chacun et chacune à apprendre,
désapprendre et réapprendre, de soi face à
soi, et soi face aux autres. À être dans des
espaces et des moments de silence, d’arrêt, de
suspension. Du micro au macro en va-et-vient
régulier.
Nous pouvons y déployer cette idée
de déplacement, de désorientation, de
détournement, pour de nouveaux gestes, de
nouveaux courants artistiques en phase avec
notre époque – d’autres façons de mettre en
œuvre et d’être artiste dans la cité. Je pense
à l’écrivaine sénégalaise Ken Bugul qui donne
une image de la spirale. Au-delà du rituel porté
par le cercle, le déploiement d’une spirale
permet que les énergies négatives sortent pour
laisser place aux énergies positives. Plus que
jamais, je m’inscris dans cette dynamique.
- Entretien réalisé par Marc Blanchet, janvier 2023
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