: Les « fabulatori » du lac majeur
Par Dario Fo
« Tout commence, j’en suis sûr, par le lieu de naissance. En ce qui me
concerne, je suis né dans un village au bord du lac Majeur, près de la
frontière suisse. Un pays de contrebandiers et de pêcheurs plus ou moins
braconniers. Deux métiers qui, outre une bonne dose de courage, exigent
beaucoup, énormément d’imagination. Il est bien connu que, si on utilise son
imagination à transgresser la loi, on en réserve une partie pour son plaisir
personnel et celui de ses plus proches amis. Voilà pourquoi, ayant grandi
dans un milieu où chacun est un personnage, où chaque personnage
cherche une histoire à raconter, j’ai pu aborder le théâtre ave un bagage
assez insolite, et surtout vivant, présent et vrai, comme sont vraies les
histoires racontées par des hommes vrais.
Il peut sembler un peu gratuit de ramener à cette seule origine ce qui
constitue le fond de mes ouvrages, cette sorte de surréel, de fantastique, de
grotesque. Tout ne vient peut-être pas de là ; c’est pourtant de mes
compatriotes que j’ai appris à regarder et à lire les choses de cette façon.
Les fabulatori (conteurs) parcouraient la région du lac Majeur, aux environs
de mon village natal, et racontaient sur les places ou dans les auberges
d’étranges histoires, un peu naïves, un peu folles. La simplicité les
caractérisait. Ils racontaient simplement ce qu’ils observaient de la vie
quotidienne, mais en le portant jusqu’à l’exagération. Ces histoires
« absurdes » cachaient leur amertume, l’amertume d’une déception et d’une
satire acerbe contre le monde officiel, que peu d’auditeurs sans doute
percevaient. [Elles avaient un fond moral, politique. Nécessairement. Il
s’agissait en fin de compte de la défense de celui qui se fait bafouer,
exploiter, flouer, blouser]. Ils racontaient, toujours à la première personne,
l’histoire d’étranges pêcheurs qui, lançant leur ligne avec trop de force,
ramenaient les clochers de l’autre rive ; celle d’étranges courses de barques
où le batelier, oubliant de lever lancer, traînait l’île entière derrière sa barque
et ne franchissait qu’au second rang la ligne d’arrivée ; celle de gens qui
faisaient la course avec des escargots : quand l’escargot, pour gagner, allait
s’écraser contre une pierre, ils s’apitoyaient et, par esprit chevaleresque,
n’avaient plus le coeur de le ramasser pour le manger ; celle d’étranges
explorateurs du monde sous-marin qui découvraient un pays comme celui
d’en haut, mais immobile, parfaitement propre, avec tous ses personnages.
(…)
Quand j’avais quatorze ou quinze ans, je m’amusais à reproduire les
schémas de ces conteurs. Je croyais qu’ils les inventaient, j’ai découvert
ensuite qu’il s’agissait d’une tradition. Tout cela est resté en moi comme un
noyau positif, structurel. »
Extrait de la Préface de Allons-y, on commence, farces de Dario Fo
Maspero, Paris, 1977
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