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Faust I + II

mise en scène Nicolas Stemann

: Entretien avec Nicolas Stemann

Propos recueillis et traduits par Marion Siéfert

Pourquoi avoir choisi de mettre en scène en une soirée Faust I et Faust II de Goethe, l’auteur germanophone par excellence?


Nicolas Stemann : C’était une sorte de défi sportif de présenter, dans leur totalité, Faust I et Faust II. Cela tient aussi au fait que je ne voulais pas mettre en scène l’une ou l’autre des parties séparément. Je savais que l’on pouvait monter assez facilement le Faust I, la « well made play » (la pièce bien faite) qui, à l’époque de Goethe, avait rencontré un vif succès. Mais c’était le Faust II qui m’attirait plus particulièrement : cette pièce qui a priori résiste au théâtre et à la mise en scène. Pendant toute sa vie, Goethe a mis sans cesse à l’ouvrage le Faust II, accumulant beaucoup d’éléments sans pour autant réussir à les faire tenir dans une forme véritable. Ce n’est seulement que quelques semaines avant sa mort qu’il a posé un point final et a décrété que cette forme anarchique était la forme définitive de Faust II, sans se soucier de savoir si le théâtre pourrait se l’approprier. Il y a également une seconde raison à mon choix de vouloir monter ensemble Faust I et Faust II : je voulais montrer le chemin qui mène de la première à la deuxième partie, un chemin gigantesque, mais qui englobe la vie d’un seul homme, Faust. Faust I est un microcosme et raconte la tragédie de Marguerite, jeune fille séduite par Faust, ainsi que la façon dont le désir amoureux peut prendre une forme diabolique. En revanche, Faust II nous conduit au macrocosme, au monde. Ici, les enjeux sont économiques, politiques et scientifiques. On y parle aussi de religion et de croyance.


Votre mise en scène est-elle, dans une certaine mesure, inachevée? Comme Goethe ou comme Elfriede Jelinek pour Les Contrats du commerçant, remettez-vous sans cesse la mise en scène à l’ouvrage?


L’essentiel pour moi est que la forme même de ma mise en scène possède un caractère inachevé. Mais comme Goethe, je suis arrivé au point où je décide que la mise en scène est définitive. Auparavant, j’étais présent sur scène pendant des actes entiers du Faust II que je n’avais pas terminé de mettre en scène, afin de donner le tempo et de souffler quelques mots clés. Tout cela est dorénavant terminé. À Avignon, je serai présent sur scène, mais mon rôle sera totalement différent.


Très concrètement, comment avez-vous répété pour tendre vers cette forme anarchique et inachevée?


Nous avons eu des périodes de répétition réparties sur une année. Avec les comédiens, nous avons cherché dans toutes les directions, sans distribuer le texte entre les différents personnages. Qui parle? Le comédien ou le personnage? C’est justement cette frontière qui m’intéresse. Nous avons toujours terminé la phase de répétition par une représentation publique de nos recherches, qui nous a conduits à la forme définitive.


Comment avez-vous construit la dramaturgie?


Nous avons suivi la pièce de très près. D’ailleurs, pendant le spectacle, nous informons le public que nous présentons le Faust dans son intégralité. Certes, nous avons coupé largement le texte et réécrit certains passages, mais nous suivons à la lettre la progression de la pièce. Par exemple, il y a un passage dans l’acte I de Faust II où je me moque de Goethe; mais je le fais uniquement parce que Goethe, à cet endroit-là de son oeuvre, se moque également de lui-même, de la littérature et des autres poètes. Pour construire ce spectacle, ma principale préoccupation a été de rendre les choses compréhensibles à un public actuel, tout en transposant dans mon propre langage théâtral tout ce que Goethe a écrit dans sa pièce. Le Faust II est extrêmement hétérogène : le seul lien entre les actes sont les rimes et les vers. Mais le rythme même des vers, le genre de chaque acte est extrêmement différent. Grâce à cette rupture, le spectateur peut réellement se confronter au texte, sans recevoir de manière passive des pensées, des images et des sentiments pré-établis. C’est également pour cette raison que nous appelons cette soirée «marathon» car le spectateur est entraîné, grâce à l’ouverture de la forme, dans la véritable performance qui se déroule sur scène.


Vous avez déjà mis en scène Les Brigands de Schiller ainsi que de nombreuses autres pièces-phares du répertoire.
Vous êtes également connu pour être le metteur en scène des textes d’Elfriede Jelinek. Montez-vous de la même façon un classique, tels Faust I et Faust II, qu’un texte de Jelinek?


Avec Les Brigands, j’ai commencé à mettre en place ce que j’appelle un Wortkonzert (concert de mots), c’est-à-dire que l’on considère le texte comme une partition sans devoir suivre obligatoirement les répliques de chaque personnage. Mon désir de permettre à ces textes de déployer leur énergie était très fort. Je voulais faire un théâtre dans lequel ni la langue, ni la mise en scène n’étaient négligées. La langue reste pure, sans pour autant s’interdire de jouer avec elle. C’est en cela que l’expérience des textes d’Elfriede Jelinek est décisive pour moi : elle libère le théâtre des personnages, ce qui me permet d’être bien plus audacieux lorsque je monte des textes classiques. La langue devient alors l’élément central, concret et tangible, que l’on ne construit pas seulement en dialogue, mais plutôt en plages de texte.


Dans votre mise en scène, Faust I est divisé en trois monologues, de telle sorte qu’un même comédien peut aussi bien dire le texte de Faust, de Méphistophélès, de Marguerite et de bien d’autres personnages! Faust et Méphistophélès forment-ils deux polarités d’un même personnage?


En effet. La question est de savoir ce que signifie vraiment de conclure un pacte avec le diable. Comment le représente-t-on? J’ai essayé de considérer aussi bien l’aspect psychologique que théâtral de cette interrogation. Nous avons tous fait l’expérience de ces petits arrangements avec le «diable», notamment lorsque nous prenons certaines décisions dans la vie, que nous décidons de ne plus nous conformer à certaines règles, mais de construire nos propres règles. Faust II montre à quel point nous avons passé un pacte avec le diable, de façon collective. Mais d’un autre côté, Goethe a offert à Méphistophélès les meilleures répliques, les pensées les plus drôles. Il y a une énergie «méphistophélienne» qui est extrêmement passionnante pour un homme de théâtre. Je pense qu’il s’agit de construire cette ambivalence, que chaque lecteur de Goethe ressent. Comme si l’on rencontrait son reflet dans le miroir, et qu’en le regardant, le reflet alors se modifiait. Et tout à coup, on entrevoit la possibilité d’être différent de ce que l’on était jusqu’alors.


Le personnage de Marguerite gagne une certaine complexité dans votre mise en scène, notamment du fait que la comédienne Patrycia puisse interpréter dans une scène aussi bien Faust que Méphistophélès que Marguerite…


Très souvent, Marguerite n’est représentée que comme une pauvre victime. C’est certes très émouvant, mais il me semble que l’on ne rend pas justice aux femmes à travers de tels personnages. Et si l’on pense que Marguerite est peut-être plus moderne que ce que l’on veut bien d’ordinaire croire, on trouve soudain des indications dans le texte. C’est pour cette raison que Patrycia n’est pas seulement Marguerite et qu’elle porte des textes d’ordinaire attribués à Faust. Il s’agissait pour moi de renverser la perspective, qui est souvent celle de Faust. Marguerite, elle aussi, conclut un pacte avec le diable. Et c’est sa décision. Dans la scène du cachot, elle montre une force incroyable alors même qu’elle est condamnée à mort. Je n’ai pas changé une ligne du texte. J’ai simplement décidé de ne pas lire cette scène en considérant que Marguerite était devenue folle.


Faust II est la tragédie de l’économique, du politique et du scientifique. Avez-vous privilégié un de ces aspects?


Non, pas vraiment au départ. C’est plutôt la façon dont cette pièce parle de l’argent et critique avec une extrême modernité le système d’une économie financiarisée qui m’a fasciné. D’autant plus dans une époque comme la nôtre, où la crise économique fait rage. Mais l’autre aspect qui m’a tout autant intéressé dans Faust II réside dans la fin de la pièce où survient une catastrophe écologique. Goethe a commencé à écrire une histoire qui commençait tout juste à son époque, avec les débuts de l’industrialisation, et qui est en train de se terminer avec la nôtre. La pièce est pour moi d’une modernité fascinante par de nombreux aspects.


Goethe a intitulé sa pièce «une tragédie». Selon vous, est-ce vraiment une tragédie?


Je pense que la fin de Faust II est foncièrement tragique, même si l’âme de Faust est sauvée in extremis. Pourquoi ce happy end? Est-ce la véritable fin de la pièce ou bien est-ce seulement la fantaisie arbitraire d’un vieux poète mourant? Cette tension entre ces deux aspects existe dans le texte. Goethe décrit de façon très convaincante l’ascension de l’âme de Faust, sauvée par Marguerite qui a intercédé auprès de la Sainte Vierge. Néanmoins, toute la pièce nous donne des raisons de penser que ce salut est extrêmement invraisemblable. Une fois de plus, Goethe se joue de la tragédie.


Cette fin présente en effet des aspects farcesques. Une des caractéristiques du Faust de Goethe est de mêler le divertissement aux questions les plus sérieuses, celles de la politique et de l’économie. Est-ce également une contradiction qui caractérise notre modernité, notre «société du spectacle»?


Je voulais en effet mettre cette contradiction en évidence dans les deux parties du Faust : bien sûr, ce n’est pas une bonne idée de céder au diable, mais c’est très amusant. Je me suis demandé comment Méphistophélès mettrait en scène la pièce? Je pense qu’il en ferait un grand divertissement, un véritable show. Méphistophélès sait orchestrer le divertissement et le plaisir de s’amuser. C’est là l’un des problèmes de notre époque : nous ne voulons plus vivre sans nous amuser. Personnellement, en tant que metteur en scène, j’aime distraire et amuser mon public, mais il m’est essentiel de conférer une dimension souterraine à ce divertissement. Faust II emprunte, en réalité, bien plus à la satire, au cabaret, à la farce, que ce que l’on croit aujourd’hui. Cela est en partie dû au fait que nous ne parvenons plus à identifier les références que Goethe utilisait. La Nuit de Walpurgis est par exemple un gigantesque non-sens, l’équivalent actuel de la Vie de Brian des Monty Python. Je voulais rendre cette dimension profondément drôle au texte.


Goethe montre combien l’économie et la politique sont étroitement imbriquées. Dans le premier acte de Faust II, la population est montrée comme étant tout aussi avide que celle décrite aujourd’hui par Elfriede Jelinek. Comment avez-vous mis en scène cette Mummenschanz, cette mascarade?


Pour ce premier acte, j’ai délibérément choisi une forme qui rappelle celle des Contrats du commerçant, une sorte d’agit-prop. J’ai été en effet fasciné par la façon dont Méphistophélès réussit à mystifier les gens, à faire en sorte qu’ils croient en une valeur par la simple force de l’affirmation et donc par la tromperie. Aujourd’hui, on pense souvent que la finance et l’économie obéissent à des paradigmes très rationnels : ce n’est absolument pas le cas. L’argent ne conserve de la valeur que si plusieurs personnes croient en cette valeur. Et, plus il se trouve des personnes qui croient en cette valeur, plus cela a de la valeur d’y croire. Certaines personnes gagnent donc beaucoup d’argent grâce à cette prétendue rationalité.


Dans votre mise en scène de Faust II, on trouve une profusion qui correspond à celle de la pièce de Goethe…


Et également à la profusion de notre monde! La façon dont Goethe accumule tout le savoir de son temps et le compile dans une pièce a suscité en moi le désir de concentrer tous ces éléments disparates, en l’espace d’une seule et même soirée théâtrale. Sans doute ne rendons-nous pas justice à l’ensemble des questions que Goethe soulève, mais c’est l’expérience de cette profusion du monde que nous voulions proposer.


À cette fin, vous avez utilisé des moyens théâtraux extrêmement divers : musique, chant, danse, dessin, live, vidéo, marionnettes… D’où est venue l’idée d’intégrer ces marionnettes qui, à l’issue du spectacle, restent les seuls acteurs sur scène?


Cela tient au Faust II et au fait qu’il n’y a pas seulement des hommes dans cette pièce, mais aussi un monde onirique et mythique, peuplé d’elfes et d’esprits refaisant peu à peu surface. Il fallait trouver un moyen de représenter cet univers sans pour autant basculer dans le kitsch. Les marionnettes du théâtre Hemi à Berlin m’ont semblé particulièrement adaptées au langage que je voulais construire. Elles sont à la fois enfantines, fantastiques, sensuelles et naïves, comme seuls les esprits peuvent l’être. C’est également la façon dont elles sont construites qui m’intéresse. Elles ont toujours quelque chose de tordu. Elles se détériorent lorsqu’on les manipule, si bien que l’on voit toujours comment elles ont été confectionnées… C’est exactement ce que j’essaie de faire avec mes comédiens : toujours montrer la façon dont ils construisent leurs personnages.


La musique joue un rôle essentiel dans l’énergie que dégage votre mise en scène : elle accompagne et soutient presque continuellement le texte, mais elle crée également une distanciation dans le sens brechtien du terme…


La musique permet tout autant l’identification que la distanciation. Parfois, elle a le même rôle qu’une musique de film, parfois, elle a une fonction ironique, lorsque l’on chante par exemple. La musique est composée lors des répétitions, elle est partie prenante du spectacle. Je m’assieds au piano et donne aux comédiens certaines atmosphères musicales sur lesquelles ils peuvent ensuite improviser.


Même si vous ne dirigez plus la mise en scène en live, comme dans Les Contrats du commerçant, vous apparaissez tout de même très souvent sur le plateau de Faust I + II. Comment définiriez-vous votre fonction sur scène?


Ma fonction principale dans Faust I + II est celle de modérateur : au début du spectacle et entre certaines scènes, je m’adresse aux spectateurs et leur explique ce qu’ils vont voir. C’est traditionnellement quelque chose d’interdit au théâtre, alors que c’est tout à fait répandu dans les arts plastiques. Je pense qu’il est d’autant plus important de le faire dans Faust II que cette pièce est extrêmement complexe et touffue. Je reprends à mon compte une stratégie de Brecht, qui écrivait très souvent, avant chaque scène, ce qui allait se passer, afin que le public puisse se concentrer sur la façon dont cela se passe et réfléchir, sans avoir l’impression d’être dépassé par une culture qui lui échappe. Sur le plateau, je suis par ailleurs musicien de temps en temps et j’ai également une marionnette de metteur en scène. Dans la scène du rêve, j’apparais justement comme metteur en scène, qui met en scène ce rêve.


Dans le spectacle, vous ironisez sur le théâtre post-dramatique, alors que vous êtes souvent décrit comme un metteur en scène post-dramatique. Comment vous positionnez-vous face à cette étiquette?


Si je suis l’un des metteurs en scène qui suit une voie post-dramatique en montant des textes comme ceux de Elfriede Jelinek, je fais aussi partie de ceux qui retournent vers l’écriture dramatique! Je crois que ces concepts ne font sens que lorsqu’ils nous aident de façon très concrète dans notre travail. Par exemple, c’est très excitant de se dire que Faust II est la première pièce post-dramatique. Cela ouvre une nouvelle perspective sur la pièce et rend plus stimulant le défi de s’y attaquer.

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